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du 24 février 2005
HORIZONS LOINTAINS

Au Sinouk Coffee Shop, on sert un arabica tipica succulent qui, il y a 10 ans encore, vivotait d'une production annuelle de 5 000 tonnes. Aujourd'hui, ce café lao est à la cinquième place des exportations du pays.
GAËLLE GIRARD ET BRUNO MARCHANDISE

Sur le plateau des Bolaven

L'ascension du café lao


Le Laos, avec, au sud, le plateau des Bolaven et sa capitale, Paksé.


La torréfaction locale utilise un moût de sucre et de riz pour augmenter le poids des grains, uniquement destiné à la consommation locale. Au centre de recherches, 47 espèces d'arabica sont produites et testées dans un cup tasting, laboratoire de test.

Plutôt qu'un portrait du grand leader, la salle expose d'élégants clichés noir et blanc et offre, sur un présentoir discret, quelques coffrets dégustation. Sur le menu, le cappuccino flirte avec le dollar et se réserve ainsi à une clientèle uniquement occidentale. Les choses ont bien changé en termes d'économie de marché depuis la crise asiatique de 1997, permettant à de tels fonds de commerce de voir le jour. En outre, le Sinouk Coffee Shop sert de vitrine à la frange haut de gamme du café lao, pour visiteurs étrangers et acheteurs potentiels, exclusivement. Une nouveauté dans le paysage plutôt morne de Paksé, capitale des Bolaven, et par extension des cultures caféières de toute la province. Et l'instrument d'une nouvelle forme de négoce. Car pour le sieur Sinouk, autoproclamé "ambassadeur du café lao" et accessoirement maître des lieux, l'arabica lao est loin d'être mauvais. Bien au contraire. Il est bon, délicieux même, et en homme d'affaires clairvoyant, Sinouk compte bien le prouver à l'Europe… Si ce n'est à la terre entière.
Alors qui est donc ce café prêt à conquérir les marchés asiatiques et à s'insinuer dans la grande distribution française ? Un petit arabica tipica qui, il y a 10 ans encore, vivotait d'une production annuelle de 5 000 tonnes, c'est-à-dire rien ou presque. Un petit Poucet que le gouvernement a poussé par hasard, contraignant les entreprises locales d'import à exporter d'autant chez leurs voisins thaïlandais ou vietnamiens et à se tourner vers le café "par obligation expresse", sans vraiment prêter espérance au projet. Beau résultat que de voir, 10 ans plus tard, caracoler le café lao à la 5e place des exportations du pays, après l'électricité et le teck, entre autres.


Le plateau des Bolaven : 26 000 ha sont actuellement cultivés et de nombreux champs sont en cours de déminage.

Des qualités organoleptiques bien spécifiques
Il a du corps, une acidité moyenne, de l'arôme, et présente l'avantage d'être cultivé sous ombre et sans pesticide. Un café biologique donc, issu du riche plateau des Bolaven, région fertile au sud du pays, qui jouit de l'altitude idéale, d'un microclimat propice et de riches sols volcaniques ; une région limitée en espaces cultivables, ce qui ajoute au tableau des perfections : ce café a tout pour être bon, il sera aussi rare… et, par conséquent, cher. Axiome qui n'a pas échappé à certains entrepreneurs avisés.
Le premier en lice fut certainement monsieur Sinouk, à se lancer en 1994 dans le négoce du 'green bean', le café écossé non torréfié. De souche lao et installé en France bien avant la révolution de 1974, Sinouk est un modèle d'intégration réussie, de celle qui réussit Sciences-po et un retour au pays en tant que chef d'entreprise. "C'était l'heure d'entreprendre au Laos : de nouveaux horizons s'ouvraient aux investissements. Mais il a fallu tout monter, de l'usine de traitement aux stations de lavage. Et surtout, améliorer la qualité de ce café qu'on disait mauvais. Depuis, la production a quintuplé sous l'influence notable d'efforts financiers locaux et de l'intérêt croissant que lui vouent bon nombre de négociants étrangers."

Expansion et conquête
Depuis 2 ans, Sinouk a délaissé le café vert pour se consacrer entièrement au produit fini, dont la valeur ajoutée est bien plus attractive. Et est en passe de faire consacrer comme 'terroir' la région des Bolaven, appellation contrôlée fort utile quand on joue dans la cour des grands. Ou des gourmets.


Baies sur pied de caféier arabica, prêtes à être récoltées. Un pied nécessite 2 à 3 cueillettes.

Ce sont également les objectifs avérés de Dao Huang, grande baronne locale qui parcellise ses terres pour les donner en fermage à des familles vietnamiennes pauvres. Petits salaires et primes au rendement sont le quotidien de ces nouveaux serfs payés 3 centimes d'euro le kilo de baies cueillies lors des récoltes. Dao achète aussi à bon nombre de producteurs locaux et exporte 8 000 tonnes de café vert, soit le tiers de la production totale des Bolaven. Activité rémunératrice et encouragée par le gouvernement qui ne refuserait pas à cette petite femme rusée un prêt spécial, pour l'acquisition d'une machine à produire du café instantané. Et partir à l'assaut du marché asiatique en partenariat avec Sinouk. "Dao Huang assure l'effort financier quand je m'occupe d'innovation et de marketing. Nous sommes dans la complémentarité", assure l'homme d'affaires au sujet de sa concurrente et néanmoins partenaire.
Ce trust des 2 colosses du marché n'est pas pour arranger les affaires de tous. Sinon moins d'une coopérative caféière défendant le commerce équitable. Fondée en 2000 par un Vietnamien se repentant de son passé proaméricain pendant la guerre du Vietnam, Jhai Foundation tend à développer le fair-trade au sein des Bolaven. Ce qui ne va pas sans difficulté. "Les Laven, l'ethnie lao la plus représentée ici, a toujours été asservie au cours de l'histoire du pays. Lorsqu'on essaye de montrer aux paysans Laven l'intérêt d'être indépendants, ils n'en comprennent pas l'enjeu et ont du mal à se libérer du joug mental de l'esclavage", confie Will Tonlison, financier californien de son état, en mission bénévole pour Jhai. Depuis qu'il suit ce projet sur le terrain, l'Américain n'a pas chômé. "J'ai financé intégralement la prérécolte pour permettre de lancer la production. La coopérative réunit 6 villages et vend la totalité de sa production à Thanksgiving Coffee Cie à 1,26 $ le kilo quand Dao Huang le vend 70 cents. C'est ça, le commerce équitable : garantir un revenu fixe au producteur pour qu'il produise du café de qualité. Mais contre Dao, on ne fait pas le poids." David contre Goliath au pays du café, la guerre des prix est déclarée.


Beaucoup d'enfants participent avec leur famille à la cueillette des baies de café. On les paye 0,03 centime d'euro le kilo.


Dans les 12 heures suivant la récolte, les grains sont extraits de la pulpe par moyen mécanique : c'est la méthode du 'café lavé'.

Des perspectives prometteuses
Il est vrai que les perspectives d'avenir du café lao sont prometteuses, tant en terme d'accroissement de la production qu'en termes de débouchés à l'exportation. D'ici à quelques années, les Bolaven pourraient multiplier par 4 leur production et exporter autant en Asie qu'en Europe. "Le marché domestique est encore à l'état embryonnaire, explique Sinouk. Les Laotiens ne boivent pas de café, c'est d'ailleurs pourquoi ils ignorent encore comment donner tout son potentiel au leur. Aussi, il faut pénétrer les marchés de nos voisins asiatiques. L'Asean compte 300 millions de nouveaux riches potentiels. Ils achètent déjà de grands crus bordelais qu'ils boivent avec des glaçons… Ils finiront par se tourner vers le café de dégustation, c'est une question de temps. À l'heure actuelle, ils en sont encore à réclamer de l'instantané, mais en 2008, avec l'abolition des barrières douanières lao-thaïes, ce sera différent."
Côté français, c'est Sinouk qui perce. "En 1997, j'ai créé la marque Paxong, trop bon marché pour satisfaire un marché de gourmets. Depuis 2002, c'est Café Sinouk que je distribue en grandes surfaces. Je vise aussi la clientèle ethnique : 10 000 restaurants chinois pourraient servir mon café, alors je viens de créer le label Indochine Magique, nom qui résonne mieux dans l'inconscient asiatique. Il faut jouer sur l'affectif avec ce segment du marché. Le café lao a un avenir énorme si on le fait connaître comme étant le meilleur."

Le café vert, trié par les femmes et les enfants avant de partir à l'exportation.

Sinouk n'est plus le seul à appliquer ce principe. La coopérative de Jhai Foundation encourage les cultivateurs à ne choisir que le meilleur de la production, déjà extrêmement limitée. "On insiste auprès des petits producteurs pour que ne soit récoltée que la baie rouge et mûre. Mais lorsqu'on sait que ces familles ne reçoivent que quelques centimes d'euro par kilo de fruits, on comprend qu'ils préfèrent en ramasser le plus possible, mûres ou non, et qu'ils fassent travailler toute la famille, du bambin de 5 ans à l'arrière-grand-mère", explique Will Tonlison. La pratique génère effectivement le cercle vicieux du travail des enfants, ce qu'aucune grande compagnie ne semble réprouver.
À ce sujet, le Californien avance la participation financière de la Jhai Foundation à la construction d'écoles au sein des villages de la coopérative. Mais admet que c'est bien peu en termes d'alphabétisation, dans un pays qui compte parmi les 10 plus pauvres au monde et dont le taux moyen de scolarisation est de 3 ans… Quoi qu'il en soit, le café semble devenir la nouvelle marotte du gouvernement lao, désormais déterminé à en favoriser la culture. En aidant, notamment, au remplacement du robusta par l'arabica sur certaines zones du plateau ou en encourageant les opérations de déminage dans les champs de café… Voire en accueillant avec bienveillance le sponsoring de Sinouk au sommet de l'Asean des 23 et 30 novembre 2003 : avec plusieurs milliers de kilos d'Indochine Magique servi pendant le sommet et les coffrets dégustation offerts aux délégations étrangères, l'entrepreneur lao s'est
ouvert quelques perspectives avec la bénédiction des autorités. En attendant de conquérir le marché français…
Avant d'arriver sous forme d'expresso fumant sur le zinc d'un comptoir, le café passe par plusieurs étapes de traitement. Récolté, le grain est d'abord séparé de sa pulpe, lavé, puis mis encore humide à fermenter en cuve ou en sac pendant au moins 12 heures. On l'appelle alors 'café vert'. On lui retire ensuite la fine pellicule qui l'entoure puis il est à nouveau trié : il faut en extraire les grains trop petits ou trop sombres qui brûleraient trop vite à la torréfaction, et qui risqueraient de donner un goût de brûlé à l'ensemble des grains. Le café vert va ensuite sécher plusieurs jours durant avant de passer à la torréfaction.

Petite histoire mouvementée du café Lao
Introduit dans les années 1920 par les colons français, le café lao a dû attendre plusieurs décennies avant de percer au grand jour. Atteint de phylloxéra en 1940, l'arabica tipica jusqu'alors majoritaire fut massivement remplacé par du robusta, plus résistant. Pendant la guerre du Vietnam, la production s'effondre ; entre 1968 et 1974, 4 millions de bombes tombent au Laos. Les terrains cultivables restèrent inutilisables de longues années avant de connaître le lent processus de déminage. À la révolution, des milliers d'opposants furent envoyés cultiver le café des Bolaven. Devant l'absence de résultat - les 'rééduqués' n'étaient généralement pas des paysans -, on fit appel à des instructeurs cubains. À cette époque, la totalité de la faible production était exportée en Allemagne de l'Est et en URSS, pays qui avaient fourni de l'équipement pour payer la dette. La production vivota jusqu'en 1992, date à laquelle une mission française, financée par la Banque mondiale, introduisit le catimor, espèce robuste d'arabica qui allait s'avérer la plus rentable du plateau. En plus de fournir la plante, les Français équipèrent certains villages de machines de traitement, ce qui permit de redémarrer la production. Depuis, un centre de recherches sur le café s'est créé, sous l'impulsion française, et perpétue les recherches d'espèces d'arabica les mieux adaptées au territoire des Bolaven. < zzz46n

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L'Hôtellerie Restauration n° 2913 Magazine 24 février 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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