du 2 juin 2005 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.
ON NE DISCUTE PAS DES GOÛTS
Refusez les classements stupides
Le 'plus grand cuisinier du monde' ? Une idée idiote qui doit nous inciter à la méfiance.
PAR HERVÉ THIS
Heston Blumenthal du Fat Duck à Bray près de Londres, a été désigné comme "le meilleur chef du monde" par le magazine britannique Restaurants. |
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L'écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) a écrit qu'il y avait deux sortes d'envie : la noire, qui pousse à détruire ce que l'on n'a pas et que l'on voudrait, et la blanche, qui pousse à construire, à mieux faire. Le rapport avec la cuisine ? Le magazine britannique Restaurants a organisé une réunion qui, à partir de l'avis de "plus de 600 chefs, critiques gastronomiques et restaurateurs", a décrété que The Fat Duck - le restaurant de mon ami Heston Blumenthal à Bray, près de l'aéroport de Londres - était le "meilleur du monde". Suivi par El Bulli, de mon autre ami Ferran Adrià. Les deux restaurants de mon ami Pierre Gagnaire (celui de la rue Balzac à Paris, et Sketch à Londres) sont dans la tête du classement, classement qui me remémore des déclarations de journalistes gastronomiques qui, il y a quelques années, décrétaient Joël Robuchon "plus grand cuisinier du monde", ou bien Alain Ducasse un peu après, ou bien encore Marc Veyrat, avec ses nombreuses étoiles Dans les deux cas, le principe est le même : c'est le classement. Que vaut-il ? Regardons plus loin que ce qui est affiché.
Si vous préférez les framboises aux fraises, les fraises aux groseilles et les groseilles aux framboises , finalement, que préférez-vous ? Les préférences ne sont pas 'transitives'. |
La
vérité ne se détermine pas démocratiquement
Tout d'abord, un classement fondé
sur des préférences personnelles ne vaut rien : à quoi rimerait que l'on dise que la
framboise est le meilleur des fruits ? C'est une préférence, personnelle, donc
anecdotique : à quoi bon embêter le monde avec ? On m'objectera que le classement
publié par la revue Restaurants fait intervenir plus de 600 personnes (lesquelles
?). Toutefois, même si la préférence fait l'objet d'un vote, ce dernier ne vaut que ce
qu'il est, et il n'est pas nécessairement la vérité. Je suis évidemment un démocrate
convaincu, mais, même si un million de personnes étaient opposées à la proposition
mathématique 2 + 2 = 4, ce fait resterait juste. Les faits sont les faits, ce ne sont pas
des opinions, et la vérité ne se détermine pas démocratiquement. Ce qui est bien pire,
et qui sape de tels classements, c'est que les préférences ne sont pas 'transitives'.
Examinons la chose sur un exemple : supposons que
vous préfériez les framboises aux fraises, et les fraises aux groseilles, mais que vous
préfériez les groseilles aux framboises. Finalement, que préférez-vous ? Les
framboises ? Non, puisque vous préférez les groseilles aux framboises. Les groseilles ?
Non, puisque vous leur préférez les fraises. Les fraises ? Non, puisque vous préférez
les framboises aux fraises
et ainsi de suite : le classement n'est pas toujours
possible. Sans compter que, dans un restaurant, de nombreux facteurs sont à prendre en
compte : la cuisine, le cadre, le professionnalisme des maîtres d'hôtel, leur
gentillesse, la lumière, la fraîcheur de l'air
Que juge-t-on ? Et comment
détermine-t-on une appréciation globale ? Ceux qui préfèrent la cuisine ne tiendront
pas compte des autres paramètres ; comment agrégera-t-on leurs préférences avec celles
de ceux qui sont plus sensibles à la salle ? Plus généralement, comment faire un
classement quand de nombreux facteurs sont en jeu ? C'est si difficile que les
mathématiciens n'ont pas fini de construire des méthodes.
Ne
nous laissons rien imposer
Puisque la cuisine nous passionne,
nous risquons de nous enflammer excessivement, de perdre l'objectivité nécessaire à
l'analyse. Changeons d'art. Examinons plutôt la musique et posons-nous la question
parallèle : quel est le plus grand des musiciens ? Jean-Sébastien Bach ? Wolfgang
Amadeus Mozart ? Haendel ? Debussy ? Et pour les peintres : Dürer ? Picasso ? Delacroix ?
Rembrandt ? Naturellement, Bach a davantage composé que Debussy, mais est-il plus grand
pour autant ? La qualité n'est pas la quantité ! Et puis, que demande-t-on à un artiste
au fond ? Que son oeuvre nous plaise, qu'elle nous donne du bonheur. Il n'est pas
nécessaire d'abaisser Bach pour aimer Debussy, et il est sans doute plus intelligent
d'aimer les deux pour les morceaux que nous préférons de chacun. Bref, le classement des
'plus grands artistes' n'a aucun sens, quel que soit l'art considéré, et il faut être
imbécile - ou de mauvaise foi - pour s'y livrer. Dans le fond, un classement, c'est
toujours une volonté d'imposer aux autres ses préférences, ce qui est toujours source
de dissensions. De quel droit nous imposerait-on un choix personnel ? Dans l'Histoire, les
conquérants ont toujours humilié les peuples conquis en leur imposant leur alimentation.
Ne nous laissons rien imposer, et ne discutons pas des préférences : la sagesse antique
le disait avec son De gustibus non disputandam. On ne discute pas des goûts. En
revanche, on observe facilement que certains cuisiniers font mieux que d'autres, que
certains maîtres d'hôtel sont plus professionnels que d'autres, et il faut répéter que
les guides ont une véritable utilité : qui saurait que Michel Bras ou Régis Marcon
existent, au fond de leur campagne, si des guides ne nous les avaient pas révélés ? Ce
qui est contestable, c'est le classement, et lui seulement. Les notes en particulier sont
tout à fait hors de propos. Je me souviens d'un critique, si lamentable et réactionnaire
que je ne veux pas en donner le nom, de crainte de lui faire de la publicité, qui ne
mettait pas Pierre Gagnaire dans le peloton de tête ! Je regrette encore de ne pas lui
avoir écrit pour réclamer (quoi que cela n'aurait servi à rien ! on ne combat pas les
préférences).
Sans les guides, qui saurait que Régis Marcon existe au fond de sa campagne ? |
Refusez
le 'plus grand cuisinier du monde'
Assez gémi. Soyons positifs, et
avançons quelques propositions. J'invite toute la profession à refuser les "le
plus grand cuisinier du monde" ou "le meilleur restaurant de
l'année", j'invite à la vigilance, j'invite à écrire aux responsables des
guides et revues qui osent de telles incongruités. J'invite tous les professionnels à
écrire aux guides qui attribuent des notes, pour dénoncer cette façon de promouvoir la
cuisine. J'invite les chroniqueurs à abandonner les prétentieux "c'est bon"
ou "c'est mauvais" pour se cantonner au "j'aime" ou
"je n'aime pas". J'invite à faire plutôt l'apologie du travail bien
fait
Ce qui nous invite à réfléchir au difficile métier de chroniqueur
gastronomique.
Juger ? La question essentielle et difficile est la
suivante : quand un travail culinaire est-il bien fait ? Là encore, la comparaison avec
un autre art s'impose. Prenons la musique, par exemple. Imaginons que Debussy vienne de
composer et de jouer en public sa nouvelle pièce intitulée Syrinx, et qu'un
critique musical veuille nous le faire découvrir. Comment pourrait-il s'y prendre ? Il
pourrait d'abord nous dire si la pièce a été jouée sans fausses notes. En cuisine, la
question est difficile, passées les évidences : par exemple, une mayonnaise qui a
croûté parce qu'elle a attendu peut, sans trop d'hésitations, être considérée comme
une faute technique. Toutefois, de tels cas sont difficiles : même des beurres rances
peuvent être volontaires (je viens de lire dans un grand quotidien français, "un
morceau de lard jaune, c'est-à-dire rance, qui donnait un si haut goût"). Nous
serons reconnaissants au critique s'il nous présentait Debussy : qui il est, avec qui il
a étudié la musique, quelle est son idée esthétique, les théories qu'il défend
En cuisine, cela nous invite à réfléchir en parallèle : quelles sont les idées
esthétiques mises en oeuvre ? Quelles sont les théories défendues ? Répondre à ces
questions est plus facile que de décrire l'impression laissée par la musique ou le goût
des mets ! Tiens, considérons la dernière recette proposée par Pierre Gagnaire, sur son
site, en réponse à ma proposition d'utiliser l'acide tartrique. J'explique un peu le
contexte, d'abord. Chaque mois, je donne à mon ami Pierre un texte qui décrit une idée,
une proposition, une innovation, qui le met en ligne sur son site public. En échange
amical, il met une recette qui utilise cette idée. Par exemple, ce mois-ci, ma proposition consistait à utiliser de
l'acide tartrique. Pourquoi ? Parce que je rêve depuis longtemps d'une cuisine précise,
à l'ingrédient près. Dans le cas de l'acide tartrique, l'idée est venue de l'analyse
des sauces au vin : pourquoi cuire longuement du vin dans une sauce alors que les
molécules qui donnent au vin son bouquet, souvent volatiles, s'évaporent lors de la
cuisson ? Et si ces molécules sont perdues lors de la cuisson du vin, que reste-t-il dans
la casserole ?
Pierre Gagnaire utilise de l'acide tartrique dans une gelée de pamplemousse au tilleul. Que peut dire le critique de cet usage ? J'aime ou j'aime pas ? Ou bien pourquoi avoir acidifié le pamplemousse qui l'est déjà ? |
Des
questions plutôt que des réponses péremptoires
Il ne faut pas être très malin
pour comprendre que restent dans la sauce les molécules qui ne sont pas volatiles,
c'est-à-dire essentiellement les sucres du vin, l'acide tartrique, les polyphénols
(molécules fautivement désignées sous le nom de tanins par les cuisiniers), des sels
minéraux
D'où l'idée : puisque le vin donne une acidité élégante aux sauces,
pourquoi ne pas jouer avec l'acide tartrique pur ? On s'en procure facilement, notamment
chez les fournisseurs de produits pour pâtisserie, et je vous invite à 'jouer avec'.
Pierre Gagnaire, lui, propose de les utiliser dans une gelée de pamplemousse au tilleul
afin d'accompagner une glace vanille aux noix, un biscuit au citron ou encore de la
charcuterie si on l'agrémente de lait de brebis. Pourquoi ? Revenons à notre examen de
la critique culinaire. Que peut dire le critique de la proposition qui est ainsi faite ?
Qu'il aime ou qu'il n'aime pas ? C'est inintéressant au possible. Que la tradition n'a
rien d'équivalent ? Venant de Pierre, ce n'est pas très étonnant. Qu'il y a de
l'amertume, de l'acidité, du sucré, un chant de tilleul par-dessus le goût du
pamplemousse ? Cela devient mieux, parce que nous comprenons ainsi quelque chose au plat :
le cuisinier a joué de plusieurs saveurs, en plus des odeurs provenant du tilleul, du
sucre roux et des zestes de pamplemousse. Pourquoi la cuisson doit-elle durer 2 heures ?
Pourquoi le sucre roux plutôt que le sucre blanc ? Pourquoi avoir acidifié le
pamplemousse, qui l'est déjà ? On le voit, les questions qu'un critique peut poser sont
nombreuses, et un travail ainsi fait nous rendrait plus riches que les habituelles
réponses du style "lors de notre dernière visite, nous avons décelé un jus qui
n'était pas assez concentré " (et si c'était précisément l'envie du
cuisinier, de ne pas réaliser un jus trop concentré ?). Oui, réclamons d'abord des
questions, qui nous rendent plus intelligents que des réponses péremptoires, et luttons
pour nous débarrasser de ces meilleurs restaurants du monde, de ces plus grands
cuisiniers du monde. Admirons sans réserve les compositeurs, pour leurs compositions, et
les interprètes, pour leurs interprétations ! <
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L'Hôtellerie Restauration n° 2927 Magazine 2 juin 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE