du 2 mars 2006 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.
Gélatine, agar-agar, carraghénanes, xanthane…
Les gels d'hier, d'aujourd'hui et de demain
Ils se cachent dans les oeufs, les viandes, les poissons, les légumes, les fruits… et les cuisiniers les font aujourd'hui à partir de produits naguère considérés comme des additifs alimentaires ! Pour maîtriser la consistance de tous ces gels et leur donner du goût, cherchons à en comprendre les structures.
Par Hervé This
Partons
d'un blanc d'oeuf, liquide et jaune (oui, jaune ! Malgré le nom du 'blanc' d'oeuf).
Chauffons-le : il se transforme en un solide blanc et opaque. Le contraire d'un
glaçon qui, lui, fondrait. Comment la transformation s'est-elle opérée
? Partons maintenant d'un sirop où l'on a cuit des fruits, et refroidissons
: le liquide se solidifie, mais, là encore, il y a de quoi s'étonner.
Dans les deux cas, on a produit ce que les physiciens nomment des gels, terme qui
désigne tout 'système' où un liquide est dispersé dans un solide
: le blanc d'oeuf coagulé est solide (il ne coule pas), ainsi que la confiture
obtenue à partir du sirop et des fruits.
La définition des gels conduit
à comprendre que bien des sauces sont des gels. Par exemple les veloutés,
où des grains d'amidon (provenant de fécule, de farine…) s'empèsent
quand ils sont chauffés dans l'eau. Quand la proportion d'eau est suffisamment
faible, la sauce, qui était initialement une 'suspension', avec des grains
solides dispersés dans l'eau liquide, devient un gel, avec un peu d'eau dispersée
entre des grains qui sont eux-mêmes de microscopiques gels, solides pleins
de liquide. Il suffit de laisser une telle sauce au réfrigérateur, d'ailleurs,
pour la voir prendre une apparence gélifiée.
De même, les tissus végétaux
ou animaux - que les cuisiniers nomment viandes, poissons, légumes, fruits…
- sont des gels, puisque tous ces produits sont des solides, mous ou durs, qui sont
essentiellement composés d'eau : jusqu'à 99 % pour des feuilles de laitue
!
Pour les gels réversibles,
changement de consistance très facile
On peut tout d'abord classer
les gels en deux grandes catégories : les gels réversibles et les gels
irréversibles. En effet, certains peuvent se défaire après avoir
été faits, telle la gelée produite
à partir de pied de veau. D'autres gels ne se défont pas, tel le blanc
d'oeuf cuit. Pour comprendre pourquoi, examinons comment se forment et se maintiennent
ces deux gels. En cuisine, on peut obtenir du gel de gélatine en cuisant longuement,
par exemple, du pied de veau dans de l'eau. Celui-ci contient des fibres musculaires,
mais surtout du tissu collagénique, fait de molécules de gélatine
enroulées les unes sur les autres en triples hélices. Quand ce tissu est
chauffé dans l'eau ('cuit'), les molécules qui étaient liées
par des forces physiques assez faibles se désenchevêtrent et se dissolvent
dans l'eau de cuisson. Quand le bouillon chargé de gélatine est refroidi,
les molécules dissoutes, qui bougeaient dans tous les sens, bougent maintenant
moins vite, et peuvent se réattacher les unes aux autres, mais, cette fois,
pas en triples hélices ; seules leurs extrémités s'attachent ainsi,
formant des 'noeuds' entre les fils d'un réseau à 3 dimensions. Ce qui
explique que le gel de gélatine se défasse facilement quand on le chauffe,
et qu'il se reforme quand on refroidit la solution obtenue par chauffage. Le gel
de gélatine est dit 'réversible'. Au contraire, le gel que constitue un
blanc d'oeuf cuit est irréversible, parce que, cette fois, les molécules
de protéines qui piègent l'eau du blanc d'oeuf se lient, non pas par des
forces physiques assez faibles, mais par des liaisons chimiques très fortes,
dites 'covalentes'. En chauffant doucement, on ne défait pas ces liaisons, de sorte que le gel est 'irréversible'.
C'est là une première possibilité de classement : gels réversibles,
dits 'gels physiques', tels que gels de gélatine, de pectine (confitures),
d'agar-agar, d'alginates, de carraghénanes… ; et gels 'chimiques', irréversibles,
comme la viande ou le poisson cuits, l'oeuf coagulé…
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L'échalote est un gel composé de petits sacs remplis d'eau et de molécules dissoutes. Il n'y a aucune communication entre les sacs : l'échalote est donc un gel déconnecté. |
Dans les gels connectés, diffusion de saveurs ou de couleurs
Un autre critère permet
de classer les gels : la connexion entre les molécules d'eau emprisonnées
dans le solide, qui permet de distinguer les gels connectés des gels déconnectés.
Comparons ainsi une échalote et un gel de gélatine. L'échalote est
faite de cellules, qui sont comme de petits sacs emplis d'eau et de molécules
dissoutes (celles qui donnent du goût, notamment) : pas de communication entre
les sacs. Le gel que constitue une échalote (rappelez-vous la définition
: un gel, c'est de l'eau dans un solide) n'est pas 'connecté'. Impossible,
donc, de faire venir des molécules qui donnent du goût en les posant
seulement sur la surface de l'échalote. Même chose pour des poissons,
des viandes, des légumes, des fruits !
En revanche, le gel de gélatine
que nous avons examiné est 'connecté' : l'eau et les molécules qui
y sont dissoutes peuvent diffuser de n'importe quel point du gel à un autre
point du gel. Cela fait une différence essentielle, parce que des molécules (colorées, sapides, etc.) peuvent
s'introduire au coeur du gel quand on les dépose en un point particulier (voir
la photographie ci-dessous). On peut notamment donner du goût à un
gel de gélatine en posant à sa surface supérieure une molécule
qui a du goût. À la surface… ou bien à l'intérieur,
à l'aide d'une canule : c'est notamment une de mes anciennes propositions
faites à Pierre Gagnaire, qui, pendant quelque temps, a ainsi servi des gelées
colorées dans la masse, de diverses couleurs (www.pierre-gagnaire.com
rubrique
'Science et cuisine').
D'ailleurs, ce même principe de diffusion
s'applique à tous les gels connectés. C'est pour cette raison que les
cerises délavent les clafoutis et font des taches de couleur. C'est aussi pour
cette raison que les flans ou les confitures stockés, avec des morceaux qui
ont du goût, à l'intérieur, prennent un goût uniforme.
Au contraire, avec les viandes et les
poissons, le mécanisme de diffusion, rapidement évoqué, ne permet
pas d'introduction d'un produit à coeur.
Les nouveaux gels, pour de
nouvelles utilisations culinaires
Naguère, les gels étaient
faits de gélatine. Et les gels obtenus à partir d'agents gélifiants
extraits des algues étaient considérés comme des ingrédients
du diable : de la chimie ! La crise de la vache folle est arrivée, et le monde
de la cuisine a basculé : les cuisinières et les cuisiniers ont cru qu'ils
seraient empoisonnés par la gélatine, ou qu'ils risqueraient d'empoisonner
leurs convives, et ont délaissé la gélatine pour ces produits gélifiants,
ni plus naturels ni plus artificiels que la gélatine, mais seulement extraits
d'autres sources.
Peut-être plus 'naturels',
d'ailleurs, car si les bovins ont été sélectionnés par nos ancêtres
depuis des millénaires, les algues, elles, sont restées sauvages. Tout
aussi peu 'naturels', toutefois, car ces produits font l'objet d'une extraction,
laquelle n'est pas plus naturelle dans l'industrie des algues que dans les cuisines.
Bref, le monde de la cuisine a basculé,
et il s'est mis, notamment, dans la foulée de la 'cuisine moléculaire',
à utiliser des produits tels que l'agar-agar, qui se dissout à chaud,
fait des gels clairs, fermes et cassants. Ou bien les carraghénanes kappa,
qui se dissolvent dans un liquide chauffé à plus de 70 °C, et font
des gels qui ne fondent pas à la température ambiante ; ces gels sont
légèrement opaques, mais clairs avec du sucre, cassants, rigides ou crémeux
quand ils sont employés en présence de calcium (par exemple, avec du lait,
de la crème, du yaourt, du fromage blanc…). Les carraghénanes iota,
eux, supportent la congélation, et font des gels élastiques, clairs. Les
gels d'alginate ont été déjà évoqués dans ces pages,
parce qu'ils permettent de faire des billes au coeur liquide. Divers amidons, aussi,
font des gels : nous avons évoqué le figeage de la sauce blanche au réfrigérateur,
mais la propriété peut être utilisée pour faire des gels opaques.
N'oublions pas les gommes xanthane ou caroube, qui font des gels également
opaques, mais plus élastiques, caoutchouteux.
Bref, il y a foison de gels, et le
cuisinier moderne, qui se
résout
difficilement à faire ses gelées clarifiées, n'hésite plus
guère à utiliser des agents gélifiants, qui, rappelons-le, ont
des noms européens de code quand ils sont utilisés par l'industrie alimentaire
: E400 pour les alginates de sodium, E406 pour l'agar-agar, E412 pour la gomme guar,
E440 pour les pectines… Je ne juge pas : je constate que le monde de la cuisine
utilise aujourd'hui des produits qui étaient depuis longtemps condamnés
par les consommateurs. Que doit-on écrire sur les menus, si la loi oblige les
industriels à faire figurer les codes de ces produits sur les étiquettes
des produits alimentaires ? En tout cas, il faut insister : chaque gélifiant
fait un gel ayant des propriétés particulières. Par exemple, la gélatine
fond dans la bouche, contrairement aux gels d'alginate. C'est parfois un avantage,
parfois (en été, quand il fait chaud) un inconvénient. Dans quels
cas la remplacerons-nous ?
Des propriétés spécifiques
à bien maîtriser en cuisine
Ajoutons aussi que même
dans une catégorie particulière, il y a des 'qualités' différentes.
Par exemple, les cuisiniers qui chercheront à acquérir des pectines
s'apercevront qu'il en existe de type HM ou LM. Ces caractéristiques correspondent
à des produits différents, ayant des usages différents. Même
pour les gélatines, il y a gélatine et gélatine, puisqu'il a été
démontré, il y a peu d'années, que les gélatines de poisson
des mers chaudes font des gelées qui tiennent à des températures
supérieures aux gélatines de poissons des mers froides. Que de variété
! Les cuisiniers devront-ils se lancer dans des études de chimie pour utiliser
ces produits ? La question a été souvent posée, et je préfère
que les artistes restent des artistes, mais que les fabricants donnent des modes
d'emploi clairs, offrant un véritable service aux utilisateurs. S'ils ne les
donnent pas, réclamons-les !
Et puis, n'oublions pas que,
même si ces agents gélifiants ne donnent pas de goût en eux-mêmes,
ils modifient le goût de la 'sauce' qui est emprisonnée dans le gel.
On connaît cet effet pour l'amidon : le début du XXe siècle
a retenti d'une bataille culinaire à propos de l'usage de la farine dans
les sauces. Certains cuisiniers disaient que la farine faisait perdre du goût…
et ils ont raison ! Cette particularité est vraie pour la majorité des
agents gélifiants. Rendre solide une solution, c'est bien, mais le goût
en pâtit, comme nous l'avons encore vu récemment, à propos d'une
sauce curry, avec mon ami Émile Jung : la même sauce, gélifiée
à l'agar-agar ou conservée liquide, avait un goût très différent…
et bien plus puissant quand elle n'était pas gélifiée. D'ailleurs,
le monde de la cuisine connaît bien ces insipides gelées de gélatine
trop collées. On a en bouche un morceau de caoutchouc insipide. N'abusons donc
pas des agents gélifiants… Mais n'oublions pas non plus que nous mangeons
essentiellement des gels, le plus souvent non connectés : viandes, poissons,
fruits et légumes.
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L'Hôtellerie Restauration n° 2966 Magazine 2 mars 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE