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du 6 avril 2006
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été effectuées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.

Tendances

Préparons l'après cuisine moléculaire

La cuisine moléculaire est à la mode ? C'est donc qu'elle est déjà dépassée. Qu'aurons-nous après ? Il est temps d'y penser, parce que les enfants n'endossent pas les habits des parents ; chaque génération veut sa propre identité. Ce mois-ci, en clarifiant les entreprises, je vous propose d'examiner sur des exemples de quoi notre futur culinaire pourrait être fait.
Par Hervé This


La cuisine moléculaire est une mode. Quelle sera la prochaine ? Ici, la Sangria blanche en suspension de Ferran Adrià réalisée avec du Xantana.

Partons d'abord de la cuisine moléculaire, parce qu'il n'est pas inutile de rectifier des erreurs qui ne cessent d'avoir cours dans la presse. Je lis souvent, par exemple, que Ferran Adrià ou Heston Blumenthal font de la gastronomie moléculaire : erreur ! Je lis aujourd'hui, dans une revue anglaise, que j'aurais un laboratoire culinaire : erreur ! Je vois utiliser sans distinction les mots 'cuisine' et 'gastronomie' : ignorance !
Examinons d'abord pourquoi la cuisine et la gastronomie ne se confondent pas. La cuisine, c'est à la fois le lieu où l'on cuisine et l'activité de préparation des mets. La gastronomie, elle, c'est, dit le gastronome Jean-Anthelme Brillat-Savarin, la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'être qui se nourrit. Connaissance raisonnée, pas travail technique de préparation des mets.
Et voilà pourquoi il n'y a pas une cuisine 'gastronomique'. Il y a de la cuisine domestique, de la cuisine bourgeoise, de la cuisine d'apparat… mais pas de cuisine gastronomique ! Bien sûr, les cuisiniers ont le droit d'être des gastronomes ; je dirais même qu'ils feraient mieux de l'être, en plus d'être des cuisiniers, car la culture est l'honneur de l'humanité. Toutefois, leur cuisine ne sera pas 'gastronomique' pour autant. Ce sera une cuisine éclairée, au mieux.

La gastronomie moléculaire : une discipline scientifique
Et voilà aussi pourquoi la tendance culinaire qui a été nommée 'cuisine moléculaire' n'est pas la 'gastronomie moléculaire', et pourquoi je ne joue pas dans la même cour que mes amis Ferran Adrià, Heston Blumenthal, etc. Ceux-là sont des cuisiniers, qui font de la cuisine. Dans mon laboratoire qui n'est pas un laboratoire 'culinaire' mais un laboratoire de chimie, nous ne faisons pas de cuisine. Dans notre laboratoire, nous faisons de la science ; nous exerçons une discipline scientifique nommée 'gastronomie moléculaire'. Dans les cuisines de certains, il y a l'application des résultats scientifiques, et le type de cuisine a été qualifié de 'moléculaire' par la presse. Plus exactement, de nombreux journalistes avaient commencé à écrire que la tendance culinaire qui fait usage de gastronomie moléculaire était de la gastronomie moléculaire, mais j'ai proposé une nouvelle terminologie, qui s'impose progressivement. Concluons : la cuisine n'est pas la science, la cuisine moléculaire n'est pas la gastronomie moléculaire. Je suis un peu fautif : ces conclusions sont nées de ce que le programme que nous avons donné à la gastronomie moléculaire, en 1988, était confus.
Initialement, j'avais donné 5 objectifs à la gastronomie moléculaire :

1.
Recueillir les tours de main culinaires et les tester ;
2.
Explorer les recettes ;
3.
Utiliser les résultats des études précédentes pour inventer des recettes nouvelles ;
4. Introduire en cuisine des ingrédients, méthodes ou ustensiles nouveaux ;
5. Utiliser l'attrait du public pour la cuisine afin de lui montrer que les sciences sont merveilleuses.


Des damiers, fibrés, conglomèles, des objets 'artificiels', résultats d'un effort de construction semblable à celui que Marie-Antoine Carême a réalisé avec sa cuisine monumentale.

Un nouveau programme pour la gastronomie moléculaire
Le programme était fautif parce que les objectifs 3 et 4 sont des objectifs technologiques, et non scientifiques, alors que le cinquième objectif est politique ou social ; rien à voir avec la science. Et voilà pourquoi, de bonne foi, certains cuisiniers qui introduisaient de nouvelles recettes ou de nouveaux ingrédients, ustensiles, méthodes… ont cru faire de la gastronomie moléculaire, et l'on dit publiquement. Hélas, je m'étais trompé : une science n'est pas une technologie, comme l'a si bien dit Louis Pasteur, lequel a combattu toute sa vie la notion de 'sciences appliquées' (une science, c'est l'exploration de phénomènes, une technologie, c'est l'application de la science).
Pour cette raison, j'ai changé le programme de la discipline en 2003 : ayant compris que toute recette est composée d'une 'définition' (un poulet rôti s'obtient par cuisson d'un poulet dans un four ou à la broche) et de 'précisions' (saler et poivrer l'intérieur, huiler la surface…), j'ai proposé une nouvelle définition de la discipline :
1. Il faut explorer les définitions ;
2. Il faut recueillir et tester expérimentalement les 'précisions'. Dans ce nouveau cadre, épuré, les études faites dans les lycées hôteliers sous le nom d'Ateliers de gastronomie moléculaire trouvaient la justification de leur nom : des élèves et leurs professeurs qui étudient les précisions culinaires (dictons, tours de main, pratiques, trucs, astuces) font bien un travail de recherche, et contribuent à l'avancement de la discipline.
Puis est venu le temps où j'ai finalement compris que la cuisine, c'est d'abord donner de ce que je nomme de l'amour (Brillat-Savarin disait "convier quelqu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu'il est sous notre toit". J'ajouterais "et après"), mais il y a, en plus de la composante technique, une très importante composante artistique. D'où un tout nouveau programme, en trois points : étudier la composante amour de la cuisine ; étudier la composante artistique ; étudier la composante technique, avec les deux parties précédentes, d'analyse des définitions et de tests des précisions culinaires.
Le programme est-il enfin propre, intellectuellement ? Je l'espère, mais je compte sur la sagacité de mes interlocuteurs, notamment les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration, pour me le dire.

La cuisine moléculaire : déjà périmée ?
On comprend alors pourquoi la cuisine moléculaire n'est pas de la gastronomie moléculaire, mais bien liée à elle comme le fruit à l'arbre. Cette cuisine moléculaire est très à la mode : sur les télévisions, les radios, dans les journaux…
La cuisine moléculaire est-elle périmée ? Et la gastronomie moléculaire ? La seconde question est la plus simple : contrairement à ce que quelques journalistes ont écrit récemment, la gastronomie moléculaire ne passera jamais, pas plus que la chimie, la physique, les mathématiques ou la biologie. Une discipline scientifique, c'est une exploration du monde. Une fois lancée, elle ne peut s'arrêter, car la science est une entreprise infinie (pour des raisons que je tiens à votre disposition, mais qu'il serait trop long de donner ici).
La cuisine moléculaire, elle, est très à la mode, et donc sera remplacée, comme l'a été la nouvelle cuisine, la cuisine fusion, etc. La question est plutôt : par quoi sera-t-elle remplacée ?
Un voyage à New York, avec deux repas successifs chez Wylie Dufresne, puis chez Daniel Boulud, donne une piste. Chez Wylie Dufresne, où étaient servis de faux oeufs sur le plat, faits de carottes gélifiées à l'alginate et de noix de coco tenue par de la méthylcellulose, il y avait un véritable renouveau. Chez Daniel Boulud, pas de ces innovations, mais, au contraire, une superbe compréhension des alliances gustatives. Par exemple, une extraordinaire bouchée en croûte de pâte à choux, fourrée de coquille Saint-Jacques, entrelardées de feuilles d'épinards, avec un fond de veau très réduit aux truffes : on comprenait instantanément l'intelligence de l'association truffes + épinards, la raison de la présence de la coquille Saint-Jacques. Demain, trouvera-t-on des cuisiniers qui auront pris le meilleur des deux lignes de travail ? Ce serait merveilleux, bien évidemment.
En attendant, qu'aurons-nous ? Nous aurons toujours les inclassables : mon ami Pierre Gagnaire, qui n'est d'aucune tendance, d'aucune école, qui change de cuisine presque chaque jour, au grand dam de ses équipes, sans cesse obligées de s'adapter à l'inventivité de l'artiste pur qu'il est. Il n'est pas le seul, dans sa catégorie, mais il ne pourra jamais être d'aucune école : de même, Delacroix
était un peintre unique !


Une carotte géante du maraîcher Joël Thiébaut cuisinée par Christèle Gendre (Léna et Mimile, rue Tournefort, à Paris) qui repose sur une sauce confortable réalisée à partir des fanes. Toute l'acidité du plat est due à l'acide tartrique.

Le constructivisme culinaire, une nouvelle voie de création
Naturellement, Pierre Gagnaire a été intéressé, il y a quelques mois, quand j'avais proposé un courant culinaire que j'avais nommé le 'constructiviste culinaire'. J'avais choisi ce nom pour l'opposer à ce qui a été nommé la déconstruction, et dont je n'aime pas l'esprit. Déconstruction ? Pensons à un pot-au-feu : il contient classiquement de la viande, du bouillon, des légumes. La déconstruction consiste à servir la viande en poudre, par exemple, et le bouillon en gelée, les légumes en sorbet ; ou bien la viande en gelée, le bouillon en poudre et les légumes en lamelles ; ou encore la viande en poudre, le bouillon en émulsion et
les légumes en juliennes, ou encore…
On le voit, tout est possible ; mieux encore, l'application de techniques nouvelles donne une foule de possibilités. Laquelle choisir ? Aucune n'a de véritable justification, et c'est la raison pour laquelle je n'aime pas cette façon de cuisiner. Construisons, plutôt. Comment ? Le 'constructivisme culinaire' que j'avais initialement proposé se limitait à faire pleurer d'émotion, ou rire, ou mettre en colère, comme le font les autres arts : musique, peinture, cinéma, photographie, littérature… Toutefois, ce n'est pas à la portée de n'importe quel cuisinier.
Récemment, il m'est venu qu'une autre forme de constructivisme culinaire pouvait utilement s'abriter sous la bannière du premier : celui qui consiste à faire usage des damiers, fibrés, conglomèles… Les damiers, fibrés, conglomèles, les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration connaissent, puisqu'ils ont fait l'objet de ma chronique du dernier numéro. Ce que je n'ai pas expliqué, c'est que ces objets 'artificiels' sont dans la grande tradition culinaire française : souvenons-nous de Marie-Antoine Carême, qui avait introduit l'architecture en pâtisserie, et plus généralement été le chantre de la 'cuisine monumentale'. Ne s'agissait-il pas de construire ?
À l'époque, les constructions étaient des reproductions de temples grecs, de maisons chinoises, de palais… Joli, mais je propose que nous ayons des constructions de notre temps : des Beaubourg, des Arche de La Défense, des Maison du monde arabe… Naturellement, je ne propose pas que les cuisiniers réalisent des plats qui ressemblent à ces bâtiments, parce que la cuisine n'est pas l'architecture ; je propose plutôt - et c'est cela, le nouveau constructivisme dont je veux vous entretenir - que les plats soient enfin construits, au lieu d'être livrés dans l'assiette.

La cuisine 'note à note', la tendance de demain
Terminons par un courant culinaire qui se développe à la vitesse de l'éclair. Il est né de l'observation suivante : les cuisiniers classiques cuisinent par 'accords'. Par alliance, certainement, mais aussi par 'accords', au sens de la musique : un plat qui contient de la carotte contient, en proportions fixées par la nature, des sucres, des acides aminés, des acides organiques, etc. Le cuisinier n'y peut rien, et il se trouve dans l'état d'un cuisinier qui, jouant du piano, ne peut faire autrement que de jouer des accords. Lourde musique ! Des accords, toujours des accords !
À l'opposé, il y a la musique note à note, plus délicate. Et, entre les deux, il y a la musique qui utilise des accords quand elle le juge bon, et des notes isolées, soit en renfort des accords, soit à la place. C'est une possibilité que la cuisine peut se donner. Comment ? En utilisant non plus seulement des carottes, mais aussi des molécules variées, pures. Lubie de chimiste ? Je ne crois pas : les cuisiniers utilisent déjà le sel, le sucre. Ce qu'ils n'utilisent pas encore, c'est l'acide tartrique pour donner de l'acidité, ou bien des acides aminés, ou bien…
La voilà, la nouvelle possibilité qui s'ouvre aux cuisiniers. Tout un territoire inexploré. Naturellement, le défrichage ne sera pas facile, et il faudra que des aventuriers, tels des Christophe Colomb modernes, bravent les flots de la critique gastronomique, s'échouent parfois sur les rivages lointains de l'immangeable… À la clé de ces tentatives, il y a toutefois un nouveau monde.
Cette tendance s'imposera-t-elle ? Elle est déjà là, avec quelques cuisiniers qui n'ont pas attendu ce texte, mais qui, après des conférences données dans le monde, se sont hâtés d'acquérir des produits pour faire des essais. La cuisine note à note est simple (on se contente de verser un peu d'un produit dans la casserole, comme on salait un plat), peu coûteuse (les produits se vendent à la tonne !), déjà enracinée dans les habitudes (pensons à l'ajout de sucre, de sel…). La tendance de demain est donc déjà là aujourd'hui. n zzz44g

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L'Hôtellerie Restauration n° 2971 Magazine 6 avril 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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