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du 21 juin 2007
VIE PROFESSIONNELLE

ENTRE ADHÉSION À UN MÉTIER ET RÉBELLION GÉNÉRATIONNELLE

Les Daguin, père et fils, évoquent cet étrange héritage familial : l'amour de la cuisine

Dans la famille Daguin, le fils, Arnaud, a joué les trublions en refusant d'intégrer l'École hôtelière de Lausanne. Et pourtant, cet ancien élève de l'École du Cirque est devenu un cuisinier de haute volée. Son territoire d'expression aujourd'hui : une table d'hôte* au coeur du Pays Basque, pour dix convives. Comment perçoit-il l'héritage culinaire familial ? Comment son père, André Daguin, président de l'Umih et ancien étoilé à Auch, considère-t-il la chose ? Micro.
Propos recueillis par Sylvie Soubes


André Daguin, président de l'Umih et Arnaud Daguin, 1 étoile au Michelin avec la Ferme Hégia, réunis dans les salons privés de l'Hôtel Windsor à Biarritz.

André Daguin : Ce n'est jamais facile de transmettre un savoir-faire aux enfants. Et quand il s'agit de transmettre une entreprise…

Arnaud Daguin : On ne peut pas parler de face-à-face intergénérationnel. C'est largement au-delà. Regarde, on est trois enfants, de la même génération, à être en activité. Et, étonnement, les trois s'occupent de bouffe. C'est curieux non ? Personne n'a pourtant repris l'Hôtel de France, qui est une affaire transmise par les anciens. S'attacher à une reprise familiale, c'est plutôt de l'ordre de la péripétie. Le fond, la vraie transcendance, se trouvent ailleurs. Quand je vois ma fille aînée qui est végétarienne, qui me fait les gros yeux quand je tue un homard, mais qui, à côté de ça, s'éclate quand on fait ensemble de la pâtisserie, je me marre. Il y a des trucs qui nous dépassent un peu. Il y a des gens pour qui cette transmission se passe dans la littérature, la chanson, et pour d'autres, comme nous, elle s'exprime dans le partage de la table.

André D. : Tu n'aimes pas employer le mot tradition.

Arnaud D. : Parce que c'est vouloir matérialiser quelque chose qui n'est pas palpable ni systématique. Je ne parle pas de code génétique. Cette imprégnation vient de loin, elle est puissante. Vouloir l'interpréter par la seule matérialité des faits, ça ne va pas. Il y a la question qui me tue et qu'on me pose de temps en temps, en voyant mes filles, on me demande, est-ce que vous allez en faire des cuisinières ? C'est stupide comme question. Je ne vais rien en faire du tout. Pour l'instant, ce sont elles qui font de moi la chèvre que je suis. Ensuite, on n'est pas sur de la glaise. Mes filles ont leur propre personnalité et elles doivent trouver leur parcours. Ce sont des êtres humains avec des valoches.

André D. : C'est vrai que dans ce métier, quelques fois, les successions forcées donnent des choses pitoyables.

Arnaud D. : Ou fantastiques, paradoxalement. Je pense à Anne-Sophie Pic. C'est un exemple. À la mort du père, le fils se sent obligé d'y aller et il se plante parce que ce n'est pas son truc, parce qu'il a voulu s'inscrire dans le moule. Finalement, il explose en plein vol. Et ensuite tu as cette nana qui a fait tout autre chose et qui réalise, elle aussi en vol, que c'est elle qui est faite pour ça.

André D. : Qu'est-ce qui t'as fait virer de cap, tu t'en souviens ?

Arnaud D. : En fait, j'ai réalisé à 18 ans que c'était aussi con de faire un métier par simple adhésion que de ne pas le faire par simple rébellion. Dans les deux cas, on s'aveugle sur ce qu'on est vraiment. Ce n'était pas raisonné, c'était une intuition. Et c'est ce qui a fait que je suis passé de l'École du Cirque et de la fac à la maison Constant, rue du Bac, à élaborer des chocolats.

André D. : Il y a cette phrase qu'on applique à d'autres métiers et qui nous convient aussi : le grand-père est un aigle, le fils un faucon, et le petit-fils un vrai c… Mais c'est vrai que ce n'est pas de sa faute au petit-fils. C'est parce qu'on l'a foutu dans un sillon et qu'il n'a pas eu la possibilité de faire, même pas ce qu'il voulait, mais comme il le voulait. Dans ce contexte, il ne peut finir qu'en se ratatinant.

Arnaud D. : Le but du jeu dans la vie, normalement, c'est de devenir un être humain complet. Et non pas le pur produit de quelque chose ou l'outil de réalisation d'un système. Si l'on ne se regarde qu'au travers des autres, on est foutu. Chaque génération, quelle que soit l'activité concernée, doit hériter d'un fond culturel qui fait la soupe du clan, de la famille. La transcendance ne doit pas être une chape. Il me semble vital qu'on doive donner à ses enfants la possibilité de se regarder comme des personnes à part entière, et que tout ce qui concerne la transmission soit un plus pour eux. Seulement un plus.

André D. : Louis XVI, ça le faisait suer d'être roi. Et comme il n'avait pas ça dans les tripes, il s'est laissé guillotiner. Et pourtant, l'histoire oublie que c'était sans doute un type de très grande qualité. C'est lui, je crois, qui a fait cesser la pratique de la torture pour obtenir des aveux. Il n'était pas fait pour être roi… Concernant les enfants, je dirais que les jeunes, moins ils sont jeunes, meilleurs ils sont… Avec Hégia, tu vas très loin dans la perfection.

Arnaud D. : Toi, dans ta forme de cuisine, ta proposition tenait dans un cadre défini : la carte et les menus. Dans ma façon de faire, on sort de ce cadre. La seule chose que je demande aux gens, c'est qu'est-ce qu'ils ne peuvent pas manger. Et, à partir de là, je m'occupe de tout, du rythme, des quantités, j'essaie de viser le plus juste possible sachant que - et ça peut paraître étrange - même si je sais ce que j'ai acheté le matin même et si j'ai commencé à préparer ce que j'ai sous la main, le tir final, ce qui va vraiment figurer dans l'assiette du client, il y a des fois où cinq minutes avant de l'envoyer, je n'ai pas la moindre idée de ce je vais servir. C'est pourquoi ça tient davantage de l'improvisation. J'ai un copain qui est chorégraphe, qui s'appelle Decouflé, qui a fait des choses énormes, physiquement, dans sa vie, notamment la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'Albertville. Il y avait 1 200 personnes, c'était colossal. Récemment, il faisait un spectacle baptisé 'Solo' dans lequel il était tout seul. Et il me disait : "Tu comprends, j'arrive sur scène avec, sur moi, mon sac à dos virtuel." Dedans, il y a tout ce qu'il a appris à faire, tout ce qu'il a emmagasiné durant sa vie. Et de ce sac, il sort des gestes, des mouvements, des choses qui plaisent aux gens. Et c'est exactement ce que j'ai la sensation de faire quand je cuisine devant eux. Il arrive un jour où, techniquement, on a suffisamment emmagasiné pour ne plus réfléchir, ne plus penser.

André D. : Chez toi, un plat est éphémère, unique. La différence aussi, c'est que je faisais à manger pour le plaisir d'un grand nombre de gens, y compris lors de banquets. Toi, tu le fais pour le plaisir d'un petit nombre. Moi, j'avais une mitrailleuse lourde ; toi tu as une carabine de précision. Je ne crois pas que le fait que tu fasses la cuisine devant les gens soit une différence flagrante. La différence ici, c'eut été si j'avais été malhonnête. Si j'avais eu besoin de me cacher. Ce qui n'était pas le cas puisqu'on faisait venir des personnes en cuisine. La grande différence, c'est que tu peux être beaucoup plus précis.

Arnaud D. : On l'est aussi dans l'accueil. Comment se sentir mieux reçu que par quelqu'un qui vous fait quelque chose de spécial. Aujourd'hui, les gens qui demandent à être reçus d'une certaine façon, vous demandent à être reçus comme s'ils étaient des êtres chers. Et j'aime à me dire que mes hôtes sont pour moi des êtres chers, au moins pendant quelque temps. Déjà pendant une soirée.

André D. : C'est la différence entre un costume sur mesure et le prêt-à-porter. L'ego des gens est dilaté. Le lieu joue aussi.

Arnaud D. : Je pense que le concept peut être urbain. Le cadre, l'emplacement géographique n'a pas de réelle importance. C'est la cohérence de l'offre qui est essentielle.

André D. : Je ne suis pas complètement convaincu. La configuration des lieux a de l'importance. Si t'as pas beaucoup de mètres carrés, ça ne peut pas marcher. Les gens ont besoin de circuler, de s'en aller. Et je crois aussi que dans une station, sur une plage, avec une activité aquatique importante, ça ne marcherait pas non plus, parce qu'il y aurait un autre centre d'intérêt.

Arnaud D. : Il faut que les gens puissent s'approprier le lieu.

André D. : Oui c'est ça, il faut qu'ils s'approprient l'endroit. Quant à nous, parlons livre. Ça me plaît d'en faire un avec toi.

Arnaud D. : Le sujet est rigolo. Sur les pages de gauche, des plats emblématiques d'une époque, la tienne. Et sur celles de droite, la filiation, avec des plats que j'ai fait à Biarritz ou des idées que j'ai ici. Au coeur de l'ouvrage, il y a également la filière agricole, le terroir. Le produit est important. Il doit permettre à celui qui le produit de vivre correctement et ne doit pas nuire à celui qui le consomme.

André D. : Et ne doit pas ruiner celui qui le fait cuire. zzz74v zzz22v

* Lire le mensuel L'Hôtellerie Restauration Spécial Michelin 2007 du 3 mai 2007. Ferme Hégia se trouve à Hasparren (64) et vient d'obtenir la 1re étoile du genre au Michelin. Sur le web : hegia.com

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L'Hôtellerie Restauration n° 3034 Hebdo 21 juin 2007 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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