Actualités

Page d'accueil
 Sommaire
du 6 décembre 2007
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Peut-on moderniser la cuisine régionale ? Peut-il exister une cuisine moderne spécifiquement française, ou bien la modernité est-elle une sorte de grand chaudron diabolique où toutes les cultures seraient perdues parce que fondues ?
Hervé This, auteur du sujet interactif 'la gastronomie moléculaire' sur larestauration.fr

Tout est empilé, tout bouge toujours

Osez moderniser la cuisine régionale


La choucroute traditionnelle est organisée avec de la charcuterie. La choucroute moderne l'est avec du poisson.

N'en déplaise aux craintifs, l'histoire montre que la cuisine régionale, donc la cuisine française, s'est modernisée successivement. Aujourd'hui comme hier, il existe diverses façons de la moderniser tout en conservant le meilleur de nos cultures. Prenons pour exemple, la cuisine alsacienne.
Dans le passé, l'Alsace n'a pas toujours eu la choucroute, ni le munster, ni le pâté de foie gras… La preuve, c'est que l'on attribue à Jean-Pierre Clause l'invention du pâté de foie gras, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à Strasbourg, ou encore que le munster fut probablement introduit vers le VIIe siècle, quand des moines créèrent un monastère (l'étymologie de munster), dans la ville éponyme. Oui, nous jouissons aujourd'hui du résultat de siècles de 'modernités successives', tant pour la cuisine régionale que pour la cuisine française. Tout change… mais est-ce si grave ? Après tout, l'Alsace d'aujourd'hui, avec la choucroute, les carpes frites, les truites au bleu, le pâté de foie gras, le munster… est mieux que l'Alsace de jadis sans la choucroute, sans les carpes frites, sans le pâté de foie gras, non ?
Puisque la cuisine française peut changer, puisque la cuisine régionale peut changer, essayons de comprendre comment elle peut le faire. Pour examiner cette question, je propose de considérer simplement que la cuisine fait usage d'ingrédients, de transformations et d'assemblages, ou plutôt, d'organisations.

La cuisine : des ingrédients, des transformations, des organisations
Les ingrédients, on sait ce que c'est : ce sont souvent des tissus animaux ou végétaux, transformés ou non, que la cuisinière ou le cuisinier transforment. Les transformations ? Tout est possible, de la simple transformation physique qu'est la confection d'une julienne à la transformation physico-chimique complexe qu'est la préparation d'un braisé, en passant par la fermentation parfois opérée en cuisine. Les organisations, enfin ? Ce sont des façons de dire implicitement "regardez comme je prends bien soin de vous". Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, je propose l'image suivante, qui montre un assemblage de coquilles Saint-Jacques et de feuilles d'épinards dans une enveloppe de pâte à choux : le plat est servi ainsi, ouvert en deux, afin de bien montrer au convive le travail qui a été nécessaire pour le contenter. N'est-ce pas une façon de dire "je vous aime" ?
Bref, puisque la cuisine part d'ingrédients qu'elle transforme avant d'assembler les résultats des transformations, on comprend que la modernité puisse consister à changer les ingrédients, les transformations, les organisations.  


Pierre Gagnaire sert le Munster avec une gelée au cumin et non avec des graines de cumin comme on le fait traditionnellement.

Changez les ingrédients
Une région, c'est un sol, un climat, une relation d'un peuple avec ce lieu. On ne change pas (ou du moins, pas impunément) un climat, pas plus que l'on ne change simplement un sol, même si les amendements permettent de cultiver des plantes là où elles ne croîtraient pas naturellement. En revanche, on peut acclimater des végétaux ou des animaux.
La pomme de terre, par exemple, était absente de l'Ancien Monde avant que l'on n'explore le Nouveau. Parmentier fut un propagateur de sa culture, alors que, à l'époque de la Révolution française, les aléas climatiques engendraient de mauvaises récoltes du blé. Bref, la pomme de terre a été introduite en Alsace, acclimatée au point qu'elle est quasi indissociable de la choucroute.
Plus généralement, une région peut acclimater les végétaux et les animaux qui s'y prêtent, quand le sol et le climat sont compatibles avec ceux d'origine. Cultiver des mangues en Alsace ? Le climat ne s'y prête pas, et il faudrait des moyens coûteux. Cultiver du chou, du houblon ? Élever des oies ? Le climat, la terre s'y prêtent.
Reste que les acclimatations ont été nombreuses, et pourquoi seraient-elles terminées ? Oui, le globe est maintenant bien exploré, mais les possibilités d'acclimatation demeurent nombreuses… sans compter que l'espèce humaine sait aujourd'hui créer de nouvelles espèces (qu'ai-je dit !). Et puis, ne soyons pas hypocrites, et regardons les provenances des produits que nous achetons : les champignons de Paris viennent de Pologne, les tomates d'Espagne, le café d'Afrique ou d'Amérique du Sud… Le cumin avec lequel nous assaisonnons le munster ? Il vient souvent d'Afrique du Nord.
De ce point de vue, que sera une cuisine alsacienne moderne ? Si elle ne fait usage que
d'ingrédients venus d'ailleurs, sera-t-elle encore alsacienne ? Imaginons, par exemple, une choucroute faite de chou venu du Brésil, de pommes de terre d'Irlande, de viande fumée venue d'Allemagne ou de la Sarthe : s'agira-t-il d'un plat alsacien ? Inversement, imaginons que l'on cultive des tomates, du blé et de l'ail en Alsace (ce que l'on fait), puis que l'on réalise une pizza à partir de ces produits : s'agira-t-il d'un plat alsacien ? On le voit, au total, un plat n'est alsacien que s'il est reconnu comme tel.
Ce qui ne doit pas manquer de nous rappeler une ancienne chronique dans L'Hôtellerie Restauration, où j'évoquais le paradoxe de l'innovation : nous voulons du nouveau, mais nous le craignons, de sorte que les créateurs savent doser la nouveauté qu'ils introduisent sur un fond ancien, reconnu. Une choucroute moderne, ce fut, par exemple, la choucroute de poisson, où, sur le socle solide de la choucroute et des pommes de terre, la charcuterie était remplacée par du poisson.

Transformez-les autrement
Passons maintenant aux transformations modernes. Si la distillation est ancienne, la distillation en cuisine est une des propositions de la 'cuisine moléculaire'. Tout comme l'usage d'azote liquide, l'usage de filtres bien faits, de siphons, de fours bien réglés pour des cuissons à basse température…
Même sans aller dans l'utilisation de matériels spécifiques, L'Hôtellerie Restauration a présenté à ses lecteurs, il y a quelques années, mon 'tableau des doubles cuissons', qui introduit un grand nombre de procédés culinaires nouveaux. L'idée est de considérer que l'on cuit traditionnellement par contact avec des solides, des liquides (eau, huile, alcool), des gaz, ou bien à l'aide de rayonnements (infrarouge, micro-ondes…), ou encore par utilisation de produits variés (sucres, sels, acides, bases…).
Certaines cuissons traditionnelles font usage de deux opérations successives : par exemple, le braisage fait usage de la cuisson par contact avec un gaz chaud (pour brunir, initialement), puis de la cuisson par contact avec un liquide chaud (quand on ajoute le liquide et que l'on ferme ensuite la braisière). Le 'tableau des doubles cuissons' est une façon méthodique qui consiste à envisager toutes les combinaisons…
et l'on s'aperçoit alors que bon nombre de possibilités n'avaient pas été explorées. Par exemple, le frit poché, ou bien le rôti fumé, ou encore…
Par l'utilisation de nouvelles méthodes, sur des ingrédients régionaux classiques, on obtient des produits régionaux modernes. C'est ainsi que les sorbets au marc de Gewurtztraminer foisonnés à l'azote liquide font des desserts alsaciens modernes. Que les 'eaux-de-sauce' obtenues par distillation des sauces alsaciennes classiques sont bien des sauces alsaciennes modernes. Ou bien, encore, que l'on peut transformer la choucroute en faisant subir à ses ingrédients des doubles cuissons encore jamais testées.
Sans compter que, par l'utilisation du 'formalisme des systèmes dispersés complexes', on peut obtenir un nombre infini de préparations nouvelles, à partir des ingrédients classiques. Rappelons brièvement que ce formalisme est une façon de décrire les aliments à partir de formules : G pour gaz, H pour huile (tout corps gras liquide), E pour eau (tout liquide contenant essentiellement de l'eau), S pour solide, /pour 'dispersé dans', @ pour 'inclus'…
Un exemple ? Conservons l'équation de confection de la mayonnaise, H/E, mais remplaçons l'huile classique par du beurre noisette fondu, et nous obtenons une sauce que j'ai nommée 'Kientzheim', du nom d'un petit village alsacien proche de Colmar. Une formule, des plats, un nombre infini de formules, un nombre infini de plats nouveaux.

Organisez-les différemment
Arrivons à la dernière grande possibilité de modernisation : un changement des assemblages, des organisations, à partir des ingrédients classiques. Par exemple, Pierre Gagnaire a récemment servi une purée de pommes de terre faite au siphon, donc très mousseuse, légère, sous laquelle se trouvaient de la choucroute et des dés de poitrine fumée. Plat alsacien moderne ! Ou bien encore du munster accompagné d'une gelée de cumin : plat alsacien moderne !
Plus généralement, j'ai entretenu les lecteurs de L'Hôtellerie Restauration, il y a plusieurs mois, de la tendance culinaire nommée constructivisme culinaire, qui consiste à organiser les plats en vue d'obtenir des effets gustatifs 'sur mesure'. Par exemple, en se souvenant que les ingrédients placés sur le dessus des bouchées se font sentir en premier, parce qu'ils libèrent immédiatement les molécules odorantes qu'ils contiennent (les ingrédients placés en dessous libèrent, eux, les molécules sapides). Par exemple, en se souvenant qu'une branche de cerfeuil ou un morceau de noix, dans une mayonnaise, allongent la durée de dégustation en obligeant à mâcher. Par exemple en se souvenant que des feuilles empilées peuvent glisser les unes contre les autres et stimuler répétitivement, avec un rythme déterminé par leur épaisseur, les capteurs des consistances. Par exemple, en se souvenant que les matières chaudes sont plus odorantes que les matières froides…
C'est cela, le constructivisme culinaire, cette façon de procéder qui peut nous conduire à réorganiser les plats classiques. Une choucroute, avec la viande juste empilée sur le chou, est-elle bien organisée ? N'existe-t-il pas des façons plus soigneuses de servir les ingrédients du plat, en vue de don
ner des sensations nouvelles, tout en restant dans le registre alsacien ? C'est cela que je propose, aujourd'hui.

Sans oublier les connotations
Ingrédients, transformations, organisations… Ne croyons pas, pourtant, que les possibilités de modernisation soient épuisées. De même qu'une phrase apporte des 'connotations' en même temps que le sens premier, les plats sont connotés, et cette connotation est une autre façon de moderniser une cuisine régionale.
Expliquons. Quand on dit, "un renard", on se réfère explicitement à un animal au pelage roux, mais il y a la connotation de ruse. De même, la blancheur se réfère à une teinte, mais aussi à la pureté, et le vert, au Moyen- Âge, avait pour connotation la résurrection de Jésus-Christ.
En cuisine ? La cannelle, le cumin, le munster, le foie gras,
la bière, le sucré-salé, l'aigre-doux sont connotés, et ceux qui veulent moderniser peuvent les utiliser (d'ailleurs, on ne m'a pas attendu pour le faire).
D'autre part, mon livre, La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique, dit bien que le lien social est essentiel en cuisine. La cuisine de nos grands-mères n'est pas bonne en vertu des qualités techniques ou artistiques de celles-ci (qui n'étaient pas de très bonnes techniciennes, en général), mais surtout parce qu'elles nous aiment. "La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne", disait Pierre Corneille, et le meilleur des plats, jeté à la figure ou consommé avec des salauds, perd toute sa vertu gastronomique. De ce point de vue, n'y a-t-il pas une mine de possibilités, pour qui voudrait changer la façon de manger, les circonstances, l'environnement… sans changer la choucroute, le foie gras, le munster ? n zzz22 zzz44r zzz44t

Avec la poudre de phénols de Kaefferkopf
Une sauce alsacienne moderne

Alors que nous considérons la question des ingrédients, n'omettons pas de faire état de la poudre de 'polyphénols' ou plus exactement de la poudre de 'composés phénoliques' aujourd'hui produite par les Distilleries de France et quelques autres sociétés. Les polyphénols sont des molécules variées telles que les pigments des fruits rouge ou noir, par exemple. Il y en a dans le thé, le chocolat, le café… mais aussi dans le jus de raisin et le vin. Un nouveau procédé de l'Inra (Institut national de la recherche agronomique) utilisant des membranes permet d'extraire ces composés phénoliques du vin ou de jus de raisin. Imaginons que l'on 'craque' ainsi, des Gewurtztraminer, Riesling, Sylvaner et autres pinot alsaciens : n'obtiendrait-on pas des ingrédients alsaciens modernes ? Ne doit-on pas, alors, imaginer que la cuisine faite à partir de ces produits serait typiquement alsacienne ? Imaginons une 'sauce Wöhler', entièrement synthétique, faite de composés phénoliques de Kaefferkopf d'Ammerschwihr, avec du glucose, de l'acide tartrique, de l'eau du même lieu, le tout monté au beurre (du même village) : ce serait une sauce alsacienne moderne !

Article précédent - Article suivant


Vos questions et vos remarques : Rejoignez le Forum des Blogs des Experts

Rechercher un article

L'Hôtellerie Restauration n° 3058 Magazine 6 décembre 2007 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

L'Application du journal L'Hôtellerie Restauration
Articles les plus lus...
 1.
 2.
 3.
 4.
 5.
Le journal L'Hôtellerie Restauration

Le magazine L'Hôtellerie Restauration