"Je me demande si en une année, on peut griffer quelque chose d'aussi solide que le guide Michelin. Je n'ose pas le dire", affirme Derek Brown qui, en toute logique, revendique avant tout un travail collectif. Il n'empêche que l'édition 2002 du Guide Rouge porte l'empreinte d'un patron qui a su faire passer ses messages.
Propos recueillis par Patricia Le Naour et Jean-François Mesplède
L'Hôtellerie : En arrivant ici en décembre 2000, vous disiez que votre
fonction était une "occasion unique de connaître géographiquement et
professionnellement un pays". 15 mois plus tard, quel regard portez-vous sur la
France ?
Derek Brown : Ce que j'ai appris, réappris peut-être, est la richesse de la cuisine en
France, son intérêt pour la gastronomie, et l'éventail des différentes cuisines que
l'on peut y trouver. On parle de la cuisine française, mais il y a plusieurs cuisines qui
ont les mêmes racines. C'est différent de la Chine : on ne peut pas parler de cuisine
chinoise. Celle de Pékin n'a rien à voir avec celle de Shanghai ou celle de Canton. Avec
toutes ses possibilités, de terroir, régionale, voire microbiologique, comme on dit
aujourd'hui, la cuisine française est fondée sur des bases archi-solides. C'est le
savoir-faire dans la maîtrise des cuissons, du traitement des produits et de la façon de
les présenter qui permet toutes les dérives... dans le bon sens du mot.
L'Hôtellerie : Avez-vous le sentiment que c'est propre à la
France ?
Derek Brown : Un cuisinier n'a pas de réussite s'il ne remplit pas son restaurant. Il
peut faire n'importe quel niveau de cuisine. Si sa maison est vide, tout va se terminer
vite. Or, je vois que tous les jours, il y a du monde dans les restaurants. Les gens
sortent car cela fait partie de leur culture. Lorsque je suis invité par des amis, nous
allons manger au restaurant. C'est vraiment très français. Même les restaurants qui
osent expérimenter ont leur clientèle fidèle : c'est qu'il y a de la demande et que
l'on a su créer un marché. Les tendances changent et la cuisine évolue avec son temps :
la richesse de la cuisine française est qu'elle peut s'adapter et absorber différentes
influences sans changer le fond. Il reste toujours ce savoir-faire.
L'Hôtellerie : Mais lorsqu'on l'a dit menacée en affirmant
qu'il existe aujourd'hui davantage de créativité en Italie ou en Espagne ?
Derek Brown : L'influence la plus répandue en Europe reste celle de la cuisine
française. Mis à part des gens évidents dans le nord de l'Espagne, rien ne me montre
que la cuisine française est morte. Les influences sont tellement enracinées que, même
dans des pays où l'on est peut-être au jour le jour un peu plus inventif, les bases
viennent de la cuisine française. On en revient toujours là, comme on revient aux bons
produits pour faire de la bonne cuisine. Il a toujours existé quelques chefs plus
inventifs dans certains autres pays. Ce n'est pas nouveau, mais à la mesure Michelin,
il y a vingt-trois 3 étoiles en France, et au mieux, trois, quatre ou cinq dans les
autres pays. Nous utilisons la même règle du jeu en cherchant la bonne cuisine. Moi, je
suis plein d'optimisme pour la cuisine française qui sait évoluer. Et si certains
leaders tirent parfois le signal d'alarme, c'est la preuve d'une volonté de se remettre
en cause.
L'Hôtellerie : Malgré la prédominance de la cuisine
française, quelques restaurants ethniques sont distingués, voire étoilés...
Derek Brown : Bien sûr. Nous sommes ouverts à tous les modes de cuisine. Plus que
jamais, serais-je tenté de dire. Nous avions déjà fait un gros effort en 2001 pour
sortir des adresses fiables 'd'autres cuisines' et nous l'avons amplifié. Les clients
veulent aller vers d'autres expériences : nous cherchons ce qui est authentique, avec de
bons produits et une bonne maîtrise pour, au final, la satisfaction dans l'assiette.
Comme pour le reste, le médiocre n'est plus acceptable.
L'Hôtellerie : Vous avez couronné trois restaurants à 3
étoiles et effectué des changements significatifs. Y a-t-il eu une volonté de remise à
plat du guide ou de réparer certaines injustices ?
Derek Brown : Non. Il n'est pas dans l'esprit de Michelin d'essayer de cacher de
bons restaurants à sa clientèle et pas davantage de maintenir une sélection qui ne
correspondrait plus à ses attentes. Il n'y a pas eu de remise à plat, mais j'ai
simplement demandé que nous soyons sûrs de nos décisions. Nous nous remettons
continuellement en cause. Un guide comme le nôtre est tous les ans une création et pas
une simple mise à jour. Nous sommes dans l'anticipation des événements et nous voulons
que le client soit sûr de trouver, le 28 février 2003, ce que nous avons dit le 1er mars
2002. Nous pouvons prendre quelques petits risques, mais nous n'avons pas le droit de
tromper nos clients.
L'Hôtellerie : On sent quand même une nouvelle influence...
Derek Brown : C'est toujours le guide Michelin, ce n'est pas le Guide Brown ! J'ai
eu besoin d'aller voir beaucoup d'établissements, mais je ne veux pas me mettre en avant.
Parfois seul, parfois avec un convive, j'ai mangé dans tous les 3 étoiles en Europe et
dans une grande partie des 2 étoiles. J'ai pris des kilos et j'ai suivi de très près
tous les dossiers des étoilés et des candidats à l'étoile.
L'Hôtellerie : Avez-vous quand même le sentiment que le Guide
Rouge est entré dans une ère nouvelle ?
Derek Brown : Je ne peux pas dire que l'on crée quelque chose de nouveau du jour au
lendemain. C'est la continuité, mais le guide est en évolution permanente... comme la
profession en fait. Nous en sommes conscients, comme nous comprenons les exigences d'une
clientèle qui n'accepte plus ce qui est médiocre, qui refuse de payer 50 e sans être
satisfaite. Elle est peut-être plus jeune, plus exigeante, et ne donne pas sa fidélité
si celle-ci n'est pas méritée.
L'Hôtellerie : Que diriez-vous justement à un cuisinier qui
rêve d'étoile ?
Derek Brown : Notre rôle n'est pas de donner un avis. Nous ne sommes pas des consultants
et nous refusons d'être juge et partie. La barre se retrouve toujours plus haut tous les
ans parce que des chefs la mettent plus haut, alors le guide évolue. Je dirai quand même
que la bonne cuisine, c'est souvent très simple, qu'un cuisinier doit travailler
simplement pour sa clientèle et être à son écoute. Qu'il ne faut pas le faire pour Michelin
: si les clients sont satisfaits, nous le serons nous aussi.
L'Hôtellerie : Et à celui qui l'a perdue ?
Derek Brown : Rien. S'il est professionnel, il doit comprendre ce qui ne marche pas, ce
qui se passe avec sa clientèle. Quand un professionnel se dit surpris, je me demande
toujours s'il l'est vraiment. Lorsque quelqu'un vient me voir, nous partageons un peu nos
expériences. Et si je lui donne un avis, c'est celui de veiller à la régularité, à la
constance de ses performances.
L'Hôtellerie : A détailler la promotion 2002, on a le sentiment
que l'étoile est devenue accessible à beaucoup de petites maisons...
Derek Brown : Nous avons simplement veillé à être en harmonie avec nos explications :
une étoile peut exister dans un grand restaurant d'hôtel mais aussi dans un petit
bistrot. Nous sommes très heureux de trouver des restaurateurs qui font un effort de
cuisine allant avec leur style de maison. Nous voulons montrer à notre clientèle qu'il
existe des restaurants de tous niveaux. Il est toujours passionnant de prouver que la
bonne cuisine existe ailleurs que dans les grosses structures. Et le Bib Gourmand permet
aussi de constater qu'elle se démocratise.
L'Hôtellerie : On imagine que votre mission est identique pour
l'hôtellerie où cohabitent hôtels indépendants et de chaînes...
Derek Brown : Nous voulons donner les adresses fiables, trouver des hôtels relativement
modestes et à prix doux. Peu importe qui gère si l'on offre une bonne prestation.
L'Hôtellerie : Avez-vous le sentiment que l'offre hôtelière
française est plus cohérente ?
Derek Brown : Comme en cuisine, l'évolution est permanente. Les niveaux de confort et de
qualité augmentent. Nous avons constaté ces progrès et remarqué aussi que
l'hôtellerie française est parmi les moins chères d'Europe. Sans doute ces prix doux
demandés bloquent-ils les possibilités d'investissement, mais augmenter les prix ne
suffit pas : il faut proposer quelque chose de mieux. Revenant en France, j'ai constaté
un effort sur les petits-déjeuners, y compris dans les petits hôtels. Des efforts sont
également réalisés pour les salles de bains. Si nous avons une sélection d'hôtels
aussi large, c'est qu'ils sont dignes de figurer dans le guide.
L'Hôtellerie : Quel est le profil type du 'répertorié'
Michelin, et est-il difficile d'entrer dans le guide ?
Derek Brown : Le profil ? Etre un bon professionnel avec un bon niveau de prestation. Je
dis souvent qu'il faut donner réellement ce que l'on propose et rester dans l'optique de
satisfaire sa clientèle sans chercher à conforter le Guide Rouge. Figurer ? C'est
très simple : il suffit de nous écrire. Si l'on pense que l'établissement doit être
reconnu, nous le ferons. Nous n'avons aucun intérêt à ne pas mettre les bonnes adresses
dans le guide.
L'Hôtellerie : Avec le nombre important d'établissements
recensés, avez-vous le temps de tous les visiter ?
Derek Brown : D'une manière générale, un établissement est visité tous les 18 mois,
mais tous les ans, et parfois plusieurs fois pour les étoilés. Nous essayons de manger
le plus souvent dans les restaurants, à plus forte raison si nous avons des courriers de
notre clientèle. C'est le travail de l'inspecteur sur le terrain : il se noie dans la
ville, dans la région. n
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L'Hôtellerie n° 2765 Hebdo 18 Avril 2002 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE