Jour d'automne à Veyrier-du-Lac, au soleil sur la terrasse, les mots défilent. Marc Veyrat se raconte avec sérénité. "Je suis fasciné par la cuisine sur laquelle je porte un regard nouveau de tolérance dû à mes cheveux gris. En vieillissant, je deviens de plus en plus créatif : ça m'envoûte. C'est obsessionnel."
Propos recueillis par Jean-François Mesplède
L'Hôtellerie :
Quelle est votre réflexion sur le métier ?
Marc Veyrat :
En vieillissant, j'ai appris à connaître les hommes et la cuisine. Le propre du
cuisinier qui doit réussir, c'est de se rendre indifférent aux attaques sur la cuisine
de telle et telle personne. Il ne faut pas perdre son identité, mais continuer,
persévérer dans ce que l'on fait en prenant de la distance par rapport aux critiques
personnelles. J'ai beaucoup de respect vis-à-vis des cuisiniers. Pendant 20 ans, j'ai
porté le fardeau de la critique gratuite pour un homme qui avait décidé de faire une
cuisine différente. Et je me suis aperçu qu'en France la différence en cuisine n'est
admise qu'au bout d'un certain temps.
L'Hôtellerie :
A quoi l'attribuez-vous ?
Marc Veyrat :
A une forme de conservatisme bien ancré. Je n'en veux à personne, mais je dis simplement
qu'on ne doit pas faire subir ça à tous ces jeunes qui arrivent aujourd'hui sur le
marché. Nous devons être fiers qu'ils soient différents. Moi je suis fier que mes
élèves, Emmanuel Renaut et Edouard Loubet, soient des gens qui aient apporté leurs
différences. Je suis fier qu'à Lyon un Nicolas Le Bec ait amené quelque chose de
différent aussi. Ils méritent d'être soutenus, et j'ai envie de leur dire d'aller
encore plus loin.
L'Hôtellerie :
Où situez-vous votre différence aujourd'hui ?
Marc Veyrat :
Pas dans le fait de ramasser des plantes puisque nous le faisons depuis 20 ans.
Mais dans une cuisine environnementale où nous sommes obligés d'alléger encore plus. Je
travaille avec des matières végétales. Avec des racines végétales, qui coagulent les
sauces, et n'ont rien à voir avec l'agaar. C'est une nouvelle donne pour une cuisine
moins calorique qui correspond à ce que les gens recherchent aujourd'hui. Au XXIe
siècle, on ne pourra plus manger comme au XXe siècle, où la majorité de la population
était active et se dépensait physiquement. La transformation des aliments doit être
complètement différente par rapport à ce que l'on a connu. On doit s'adapter à ces
nouvelles données sans perdre la notion du patrimoine français. Tout est possible en
cuisine dans la mesure où l'on respecte le produit : il doit rester prioritaire et
la technicité ne doit pas prendre le pas sur le produit. Si celui-ci vient en second
plan, on fait de la cuisine laborantine.
L'Hôtellerie :
On dit votre cuisine très proche de celle d'El Bulli ?
Marc Veyrat :
Ferran Adria est un ami, et nous nous rencontrons 3 ou 4 fois par an. Nous avons
des affinités, mais nos cuisines sont différentes...
L'Hôtellerie :
Mais les seringues, les éprouvettes...
Marc Veyrat :
Ferran Adria n'a jamais utilisé de seringue. Moi non plus puisqu'il s'agit d'un
poussoir, ce qui n'a rien à voir, et cela me permet d'introduire certains liquides au
cur de l'élément. J'ai commencé avec les éprouvettes en 1996. Je mise sur le
bouillon de légumes qui remplace le fond de veau et le fumet de poisson, et que l'on rend
sirupeux avec deux racines végétales incorporées, montées à 50 °C et stabilisées à
30 °C dans les pipettes, et qui se coagulent et se gélifient d'elles-mêmes. On bouche,
et on garde toute l'odeur, tous les arômes. Ce n'est pas une question de mode, mais de
technique fondamentale pour les plantes. Rien ne s'évapore et l'on concentre les arômes
! A la différence d'El Bulli, je travaille très peu l'agaar, dans 1 plat sur 20 !
J'adore la cuisine française : je veux de la viande et du poisson qui aient de la mâche.
La différence, c'est qu'il a davantage tendance à transformer. C'est quelqu'un qui ne
triche pas, mais nous sommes peut-être un peu plus enracinés dans le produit : c'est
toujours le produit de la France mélangé avec un produit venu d'ailleurs. Et nous
apportons des éléments complètement avant-gardistes dans la présentation et le
mélange de goûts...
L'Hôtellerie :
Mais il vous arrive de faire appel aux industriels !
Marc Veyrat :
C'est en effet le paradoxe de travailler avec une grande maison de produits
industriels pour mettre au point une amélioration aromatique naturelle de volaille et de
viande. Je pense être avant-gardiste en ayant fait disparaître les fonds de veau et les
fumets de poisson : depuis 1992, j'utilise du jus de viande, et avec les contraintes des
règles européennes, je travaille sur ce projet. Demain il y aura 2 éléments moteurs
dans la cuisine : le bouillon de légumes que nous avons mis au point et le bouillon de
volaille.
L'Hôtellerie :
La cuisine de demain est-elle celle que vous faites aujourd'hui ?
Marc Veyrat :
J'en suis persuadé. La cuisine du XXIe siècle est un mariage d'amour entre la
nature et les cultures universelles, sans oublier ses racines. L'année prochaine nous
allons monter un club afin de permettre à tous les jeunes cuisiniers de passer 2 jours
avec nous pour s'initier à notre cuisine. J'ai beaucoup de demandes en ce sens. C'est un
devoir d'être sérieux, mais de ne pas se prendre au sérieux et de prouver que nous
sommes des passionnés, pas des tricheurs ou des faiseurs. C'est dans cet esprit que j'ai
le projet d'ouverture d'un laboratoire de recherche à Manigot, en pleine nature, avec un
chercheur du CNRS, un botaniste, Stéphane Froidevaux et Arnaud Quémeneur mes 2 seconds.
L'Hôtellerie :
Lorsque l'on dit que Marc Veyrat n'est plus chez lui, mais chez Sodexho, que
répondez-vous ?
Marc Veyrat :
Que je suis propriétaire de toutes mes affaires et de ma holding à 100 % !
Sodexho et le Groupe Flo à Paris ne sont pas des partenaires, mais des sociétés avec
lesquelles je travaille en assistance culinaire. Les gens qui me connaissent savent que je
ne pourrais pas supporter un associé ! J'étais en difficulté en 1996 et je me suis
réoxygéné : c'est le destin, ce sont les circonstances et une part de chance. J'ai
été courageux en pratiquant des prix qui ont fait grincer mes collègues. J'ai eu le
courage de dire que la restauration et l'hôtellerie étaient des métiers durs où il
était important que les gens vivent bien et soient bien payés. Si la salle est pleine,
c'est que l'on n'a pas volé les gens.
L'Hôtellerie :
Vous gagnez en sagesse et l'on vous sent plus tolérant. Mais avec l'âge, ne
craignez-vous pas que la créativité s'émousse ?
Marc Veyrat :
Je suis dans une espèce de plénitude qui m'offre une seconde naissance et ma
cuisine s'en ressent. La création, c'est mon refuge. J'ai envie de créer plus encore et
de faire des trucs diaboliques. C'est toujours là que je reviens dans les moments de
bonheur ou de dépression. En vieillissant, je deviens de plus en plus créatif. Je
revendique ma folie : je suis devenu un fou sage qui tend à la raison. Et avec les
cheveux gris, j'amène la réflexion à la création. n zzz22v
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L'Hôtellerie Restauration n° 2811 Magazine 6 Mars 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE