d'avril 2003 |
À LA UNE |
Directeur du restaurant du Four Seasons George V à Paris, gardien infatigable d'une cave d'exception, Eric Beaumard défend l'esprit d'équipe, l'esprit du Cinq. Passionnément. Sa contribution, incontestable, aux 3 étoiles obtenues en 3 ans par le restaurant.
Sylvie Soubes
© T. Samuel
Pour la
photo, il choisit d'emblée la cave. Sa cave. Pour la rejoindre, "c'est 146
marches ou l'ascenseur au choix !", lance-t-il, les yeux remplis de malice. Sans
attendre de réponse, il entre dans les cuisines et nous invite à le suivre. Singulier
voyage, derrière les caméras, dans les coursives interdites, dans les galeries d'une
fourmilière dont l'agitation parfaitement orchestrée tend sans cesse à l'excellence.
Eric Beaumard marche vite. Lui aussi, comme son équipe, il avale des kilomètres, de la
réception aux bureaux, du froid au chaud, de table en table. Sur son passage, il salue,
répond aux questions les plus diverses d'un effectif aux aguets. Problème de vaisselle,
de stockage, de livraison, de retard, d'absence... Le personnel, manifestement, est en
confiance. Il est l'ordonnateur, le guide, le garant de la bonne marche générale.
Toujours à l'écoute. Sa voix, sans heurt, sans excès, passe avec précision d'un sujet
à l'autre. Arrivé devant les portes automatiques d'une cage étroite, Eric Beaumard
retrouve la gaieté instinctive qu'il avait affichée quelques instants auparavant dans le
hall, en désignant la cave comme cadre d'expression. En sous-sol, une porte fortifiée.
Derrière celle-ci : 45 000 bouteilles d'une valeur de 1,5 Me. Son fief. Son premier acte
dans cette maison placée désormais au sommet par le Guide Rouge.
Alternative
L'endroit relève de l'exceptionnel. Il ajoute : "Nous sommes dans une carrière,
celle qui a servi à la construction de l'Arc de Triomphe. Quelle cave, n'est-ce pas ?"
Eric Beaumard en est le maître d'uvre, l'auteur, le gardien, l'animateur. Par
habitude, les bras croisés, il prend appui sur la petite table qui sert de majordome au
lieu. La séance photos et l'interview débutent, se superposent, volontairement. Le
directeur du Cinq, malgré ses titres de Meilleur sommelier de France, de Meilleur
sommelier d'Europe Trophée Ruinart, de vice-champion du monde au concours du Meilleur
sommelier du monde, préfère le verbe à l'apparence. Homme de terrain, d'action, il
mêle volontiers l'humour à la parole. L'image, il s'en méfie.
L'interview démarre par un retour en arrière. Vocation initiale : la cuisine. Breton -
et fier de l'être -, Eric Beaumard trouve sa voie derrière les fourneaux après un
apprentissage au CFA de Rennes. "J'ai opté pour cette filière parce que je
voulais voyager. Dans ma tête, ça allait de pair", confie-t-il. Clin d'il
de sa part. "En fait, j'ai été pris à 15 km de chez moi. Vous parlez d'un
périple !" Ironie du sort, de retour d'un service alors qu'il double une
voiture, l'automobile fait une embardée et projette la moto sur plusieurs mètres. Coma
profond, artère touchée, 18 heures sur le billard, 24 mois d'hôpital... Eric Beaumard
est un miraculé. "C'est dur à 18 ans", admet-il dans un soupir
perplexe.
La femme de sa vie
Durant sa convalescence, l'avenir s'éclaire d'un espoir inattendu. Marie-France,
jeune étudiante, fait du bénévolat. Elle vient discuter avec les malades, essaye de
leur apporter une touche de gaieté. Sa chaleur, sa gentillesse, sa spontanéité attirent
le jeune homme. Réciprocité. Elle, sensible, admirative, s'attache peu à peu. Ils se
sont trouvés, pour ne plus se quitter. Lorsqu'il reprend le chemin du travail, Eric
Beaumard a perdu l'usage de la main et de l'avant-bras droits. Nouvelle galère. Aucun
établissement ne veut d'un cuisinier estropié. Il insiste, s'acharne. Le restaurant
Maisons de Bricourt, à Cancale, finit par prendre le risque. "Au bout de 4 mois,
je me suis rendu compte que je ne pouvais pas continuer en cuisine. Je manquais de
mobilité et je ne sentais pas la douleur. Olivier Roellinger m'a alors conseillé de me
tourner vers le vin." Une alternative ? "Je n'y avais jamais vraiment
songé jusque-là." Habité par une volonté farouche, refusant l'idée de vivre
sur une pension d'invalidité, Eric Beaumard se résigne à cette reconversion qui lui
permet de rester en contact avec la cuisine. Marie-France l'encourage dans ses projets :
se frotter aux concours, grimper les échelons, devenir sommelier professionnel. Il fait
ses classes dans plusieurs établissements avant de tenter, en 1987, le concours du
Meilleur jeune sommelier de France... Il l'obtient. Le vin lui va bien, très bien.
Malgré cela, son handicap "fait toujours peur". Un infirme, dans le
milieu, "ça fait désordre", lance-t-il, moqueur. Gilles et Monique
Etéocle, propriétaires de La Poularde, un 2 étoiles à Montrond-les-Bains dans la
Loire, portent un jugement différent sur le métier. Ils l'engagent. La suite ? Une
succession de petits et de grands bonheurs. "Ils ont compris que j'avais envie de
faire de mon désavantage une force. Je leur dois beaucoup", témoigne-t-il avec
une infinie reconnaissance.
© T. Samuel
Le Cinq et le Four Seasons George V ont atteint aujourd'hui la plus haute marche
du podium. Eric Beaumard est ici en compagnie de Philippe Legendre.
Direction Le Cinq
En 1999, coup de téléphone de Didier Le Calvez. Ils se sont rencontrés lors des
Etoiles de L'Hôtellerie. Le directeur général du futur Four Seasons George V à
Paris souhaite lui confier la création de la cave du restaurant Le Cinq. Il agrée.
Seconde opportunité. Presque dans la foulée, Didier Le Calvez lui propose de prendre la
direction du Cinq. "C'était en novembre 1999. Philippe Legendre venait
d'intégrer le staff. J'avais 37 ans, et je me suis dit que l'occasion ne se
représenterait sans doute jamais. J'ai accepté." Le "courant"
est vite "passé" entre les deux hommes. "Ses grandes qualités
humaines et sa personnalité m'ont beaucoup séduit, commente Didier Le Calvez. Son
histoire également. Qu'Eric ait pu, à la suite de son accident, se passionner pour un
nouveau métier avec autant de cur et de détermination, qu'il ait fait avec succès
cette transition qui n'était pas facile entre un métier de chef auquel il se destinait
et la sommellerie..." Fascination mutuelle. Pour Eric Beaumard, sans Didier Le
Calvez, point de progression absolue. "C'est une question de mentalité, une
manière de travailler. Je n'ai jamais eu de refus sur un bon de commande." Eric
Beaumard cite également le prince Al Waleed d'Arabie Saoudite, propriétaire de la
chaîne internationale Four Seasons. "Il fait entièrement confiance à Didier Le
Calvez et lui a toujours mis à disposition les moyens nécessaires. Les résultats sont
là." Une étoile de plus chaque année depuis 2001, soit un an après
l'inauguration. Le Cinq et le Four Seasons George V ont atteint aujourd'hui la plus haute
marche du podium.
Marchand de bonheur
Le constater est aisé. L'expliquer est toutefois plus complexe. En observant de plus
près, les clés du succès résident, sans doute pour beaucoup, dans l'esprit d'équipe.
Rares sont les établissements où le personnel se montre aussi proche, aussi exigeant
dans sa tâche, aussi heureux dans son quotidien. "Il faut savoir faire passer un
message, motiver les troupes sans les braquer." Eric Beaumard évoque
l'encadrement. "On est très soudé." Il liste, pêle-mêle, Thierry
Jacques, ancien de Taillevent, Patrice Jeanne, ancien du Plaza Athénée, Olivier Legros,
Franck Climchamp, Thierry Hamon, Enrico Bernardo, qui a décroché les palmes de Meilleur
sommelier d'Europe en 2002... 45 personnes en tout sous sa coupe directe, le jour de notre
rencontre. "Nous gérons une grosse brigade. C'est pareil pour Philippe Legendre",
souligne Eric Beaumard qui refuse toute notion de vedettariat. "Et si on faisait
une pause ?", suggère-t-il en interrompant l'interview pour nous faire
découvrir un champagne de propriétaire. Autre moment privilégié. Son vin de
prédilection ? Non. Tous les vins référencés ont sa préférence. "Je les aime
tous", même s'il avoue un penchant pour la région bourguignonne, qu'il connaît
dans ses moindres trésors. L'écouter vanter les vertus gourmandes de tel ou tel cru est
un bonheur. En salle, il va au-delà. "Eric joue un rôle très important au sein
de la restauration, juge Didier Le Calvez. Il est en quelque sorte l'ambassadeur de
notre culture gastronomique française auprès de nos clients. Son rayonnement au sein du
Four Seasons et à travers Le Cinq nous permet de mettre en valeur notre formidable
héritage culinaire. En donnant la meilleure image possible de ce que la France fait en
matière de gastronomie, Eric contribue à promouvoir notre culture. Son talent et sa
personnalité font de lui un excellent représentant de nos valeurs gastronomiques."
Avant de refermer bloc-notes et stylo, de ranger objectifs et lumières, un détour par la
salle s'impose. Presque 18 heures à la montre. Des clients, à peine sortis d'un
déjeuner 'incomparable', terminent leur conversation dans le salon qui sépare le
restaurant du piano-bar. Ils attendent Eric Beaumard. Ils veulent le remercier de "vive
voix" pour "l'accueil, la qualité du service, toute la richesse du Cinq".
Il se plie bien sûr à cette chaleureuse formalité. Quand il revient vers nous, Philippe
Legendre l'apostrophe d'un regard. Tous deux, complices, échangent quelques paroles.
L'interview tire à sa fin : et maintenant, quels sont vos projets ? Eric Beaumard lâche
un rire entendu. "Eh bien non, conclut-il, au risque de vous décevoir, je
n'irai pas chercher le titre de Meilleur sommelier du monde. C'est Enrico qui ira. Moi,
ça y est, je suis comblé !" n zzz18p zzz22v
Ses datesè 1980 :
Fin de son apprentissage |
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L'Hôtellerie Restauration n° 2815 Magazine 3 Avril 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE