d'octobre 2003 |
À LA UNE |
Voilà 30 ans que Taillevent, arbore 3 étoiles au Michelin. La maison est parfaitement rentable et pourtant Jean-Claude Vrinat n'a jamais touché une casserole de sa vie. Sa recette ? Ne pas compter son 'temps ', bien gérer son argent, considérer chaque service comme un nouveau défi et écouter ses clients.
Claire Cosson
Il
arrive, légèrement tendu. D'emblée, l'homme, élégant et sobre à la fois, s'excuse
avec courtoisie d'avoir quelques secondes de retard. Une conversation prolongée avec des
clients l'a retenu plus longtemps que prévu dans l'une des salles de Taillevent.
L'interview débute. A peine assis à son bureau, Jean-Claude Vrinat s'empresse de
préciser : "Je suis vraiment désolé pour ce désordre. Pardonnez-moi !"
Au premier regard, il n'y a guère de dossiers ou autres piles de papier qui traînent
pourtant à l'horizon.
Qu'à cela ne tienne, c'est sans aucun doute son légendaire sens du détail qui le
titille un peu. Celui-là même qui contribue depuis plusieurs années à la réputation
d'excellence de son établissement et à la rentabilité de ses affaires. "Un
couvert de travers ou bien encore un pouffe de fleurs mal centré, c'est impossible chez
Taillevent. Rien n'échappe à l'il de Monsieur Vrinat", avoue d'ailleurs
sans détour Jean-Marie Ancher, 1er maître d'hôtel.
Il n'empêche qu'au fil des minutes, Jean-Claude Vrinat prend ses aises. Il se détend,
développe ses pensées et ponctue ses phrases d'un sourire malin. En réalité, quand
Jean-Claude Vrinat est lancé sur un sujet qui le passionne, on ne l'arrête plus. Parler
de Taillevent en l'occurrence ainsi que du groupe qu'il a constitué autour de ce nom,
c'est comme parler de sa propre vie. Presque malgré lui, alors qu'il souhaite au final
assez peu se confier, se dessine rapidement une sorte d'autoportrait...
Un bénéfice de 532 636 e
Lorsque Jean-Claude Vrinat aborde le passé, c'est pour dire que "tout n'a
pas été toujours tout rose", mais qu'il a eu de la chance. Certes sa mère est
décédée alors qu'il était tout juste âgé d'un an. Oui, il a peu vu son père,
ingénieur des Arts & Métiers, parce qu'André était un fervent résistant durant la
guerre. Mais dieu que ce dernier lui a légué de magnifiques 'cadeaux' !
D'une part le sens du travail bien fait. D'autre part, le goût de se surpasser. Et enfin
la passion de la "table et du vin", à travers évidemment le restaurant
Taillevent. Sans avoir jamais eu de véritable vocation, diplômé d'HEC, Jean-Claude
Vrinat trouve très vite sa voie. Après une brève expérience au Brésil, le voilà qui
rejoint son père en 1962 chez Taillevent. En quelques années, la petite maison de la
place Saint-Georges, créée en 1946, a remporté un vif succès. Au point de partir
s'installer, à deux pas des Champs-Elysées (15, rue Lamennais), et d'y accueillir les
plus grands noms du monde culturel, politique et économique.
Et pour cause ! Le vin est ici non seulement remarquable, mais très abordable. Quant à
la table, on ne tarit pas d'éloges. Fin prêt, le fils prend la succession en 1973.
Associé alors à Claude Deligne aux fourneaux, l'établissement décroche sa 3e étoile.
Une consécration accordée par la 'Bible' de la gastronomie française, jamais démentie
depuis puisque Taillevent fête ses 30 ans de 3 étoiles cette année.
Voilà un sacré gage de professionnalisme. D'autant plus méritée que cette ultime
récompense est parfaitement compatible avec la rentabilité. Aujourd'hui, Jean-Claude
Vrinat n'a pas en effet à rougir des résultats de son entreprise. Composé de 4 filiales
- Taillevent SA (restaurant), Spivinco SA (les caves Taillevent), SCGV SA (L'angle du
Faubourg) et SCI Les remparts du Mesnil (anciennes carrières situées à Bougival,
utilisées pour entreposer du vin détenue à 50/50 avec Joël Robuchon) et d'une holding
de tête (SO CO GEM SA) -, le groupe Taillevent réalise un chiffre d'affaires annuel
global de 16,21 Me. Certes le vin représente jusqu'à 55 % du chiffre d'affaires. Mais le
Taillevent affiche à lui seul une recette de 6,46 Me. Et question profitabilité,
l'adresse tire plutôt bien son épingle du jeu compte tenu du contexte économique
actuel. Alors que le bénéfice de la compagnie s'élève à 1,11 Me, celui de Taillevent
a atteint les 532 636 e au terme de l'exercice 2002-2003.
Une importante rénovation aura lieu au Taillevent en 2004 afin de faire un
nouveau clin d'il à la modernité.
Jamais marchands du temple
Pas si mal par les temps qui courent. Sachant que Jean-Claude Vrinat s'est toujours
refusé, contrairement à certains de ses confrères, à s'adonner à ce que l'on appelle
aujourd'hui le business de la gastronomie. "Nous avons eu bon nombre de
propositions pour ouvrir des Taillevent à travers le monde, ou bien encore adosser notre
nom à des plats cuisinés, commente le propriétaire de Taillevent. Et de poursuivre,
mais nous ne sommes pas et ne serons jamais des marchands du temple."
L'affaire est entendue. Tant pis pour le syndrome marketing de la notoriété. Taillevent
ne rimera jamais avec agroalimentaire. Ce qui n'a pas empêché pour autant notre chef
d'entreprise d'avoir su prolonger, et non diversifier comme il le dit si bien, certaines
de ses activités. "Le lancement des caves Taillevent, en 1987, s'est réalisé
dans la logique du mariage des mets et des vins", commente ainsi Jean-Claude
Vrinat. S'agissant de la création du château-restaurant Taillevent-Robuchon (1989), en
plein Tokyo, à la demande de la firme Sapporo Breweries Ltd (3e brasseur nippon), c'est
bien entendu l'idée de faire rayonner l'Art de vivre à la française qui a séduit notre
entrepreneur.
Quant au bistro contemporain, L'Angle du Faubourg (2001), Jean-Claude Vrinat affirme
l'avoir ouvert pour permettre à une clientèle plus jeune et moins argentée de goûter
aux plaisirs de la bonne chère. En vérité, il semble que le propriétaire de Taillevent
ait tout simplement adopté la philosophie suivante : "Ne faire que ce l'on sait
bien faire." Et cette formule lui porte plutôt bonheur jusqu'à présent.
Les 6 chefs du Taillevent 1946-1950 Paul Cosnier 1950-1970 Lucien Leheu 1970-1991 Claude Deligne 1991-1999 Philippe Legendre 1999-2002 Michel del Burgo 2002 Alain Soliveres |
Gestionnaire avisé
Reste à savoir quel est son véritable secret de 'fabrication'. Parce qu'à en croire de
nombreux collègues, le temps où la restauration, notamment haut de gamme, était
rentable, est maintenant révolu. Alors, quoi ? Pour commencer, Jean-Claude Vrinat a le
sens du patrimoine bien ancré en lui. Il est aussi un gestionnaire avisé. La preuve !
Autrefois, Jacques Borel aurait bien voulu faire affaire avec notre homme. C'est dire que
la gestion quotidienne des coûts, Jean-Claude en connaît un rayon. "Avec lui, on
ne peut pas se tromper ! Je lui donne la carte, accompagnée de fiches techniques. Et il
fixe l'ensemble des prix", explique Alain Soliveres, chef des cuisines
Taillevent. Côté vin, pas de coefficient multiplicateur, mais l'application d'une notion
de marge qui permet de faire plaisir à tout le monde.
Une démarche qui conduit à des coûts nourriture et boisson tout à fait honorables pour
la profession à savoir 31 % pour le premier et 24 % pour le second. Idem quant aux frais
de personnel qui avoisinent les 30,2 %. Mais, mieux encore ! Premier 3 étoiles
informatisé dès 1981, Jean-Claude Vrinat analyse également chaque matin les ventes de
la veille, tout en établissant une situation au jour le jour de la trésorerie. De quoi
réagir à la fameuse loi de l'offre et de la demande. Une demande que Jean-Claude Vrinat
se fait d'ailleurs un devoir d'écouter et de respecter. "On existe d'abord par
ses clients", répète-t-il sans cesse. Et d'ajouter : "C'est la raison
pour laquelle j'ai adopté un principe de base : si vous pratiquez des prix raisonnables,
les clients vous font confiance. Et au final, ils sont contents et donc dépensent."
En témoignent les prix moyens couverts de Taillevent qui tout en restant honnêtes,
s'élèvent respectivement au déjeuner à 163 e TTC et au dîner à 202 e.
Un chef d'orchestre
Il n'en demeure pas moins vrai que les conditions économiques et
le mode de vie de la clientèle fréquentant Taillevent ont évolué au cours des
dernières années, notamment celle issue du milieu des affaires. Là encore, Jean-Claude
Vrinat a, semble-t-il, reçu le message cinq sur cinq. La preuve ! Taillevent vient de
lancer un menu déjeuner à 70 e (hors boisson). Voilà aussi presque deux ans que le
verre au vin a fait son apparition dans la prestigieuse maison et que désormais la
cravate n'est ici plus obligatoire. Du jamais vu dans ce temple de la haute cuisine qui en
dit long sur les relations de Jean-Claude Vrinat envers ses convives. "Les
clients, c'est comme sa famille ! Il connaît leurs goûts et leurs envies. Il est heureux
lorsqu'ils sont satisfaits", raconte Jean-Marie Ancher. Alors pour parvenir à
cet état de grâce, Jean-claude Vrinat ne s'accorde pas le droit à l'erreur. "C'est
un être d'une exigence hors du commun envers lui-même et envers les autres",
souligne Jérôme Tréca, secrétaire général du groupe Taillevent.
Arrivé à 7 h 30, il ne quitte pas l'entreprise avant minuit. "La maîtresse de
mon mari, c'est son restaurant. Il rentre tard chaque nuit, cependant je sais d'où il
vient ce n'est pas un problème entre nous", ironise son épouse Sabine.
Véritable bourreau de travail, Jean-Claude fait aussi souvent office d'homme orchestre
dans son établissement. "Il goutte tous les plats avant de les mettre à la
carte. Pas un vin n'entre en cave sans avoir été testé. Il lit également tout le
courrier et vérifie la mise en place avant chaque service. Il est omni-présent à nos
côtés", décrit le 1er maître d'hôtel.
Une école de discipline
Un perfectionnisme et une rigueur qui parfois en irritent plus d'un, ces derniers se
sentant envahis par cette fougue à toujours donner le plus et le mieux possible. D'autres
au contraire, y trouvent apparemment leur compte. "C'est une situation qui me
convient parfaitement. Je bénéficie d'une liberté totale dans la conception de ma
carte, et j'ai l'avantage d'avoir un très grand professionnel en salle. De quoi
améliorer ma prestation tous les jours", confesse Alain Soliveres. "Jean-Claude
Vrinat demande énormément", reconnaît Jérôme Tréca. "En échange,
vous apprenez beaucoup, notamment à travailler vos dossiers à fond, à peser le pour et
le contre dans vos décisions. A lui seul, il est une école de discipline exceptionnelle",
surenchérit ledit secrétaire général.
Chez Taillevent, rien n'est jamais définitivement acquis. Chaque service est considéré
comme un nouveau défi. Une véritable philosophie de vie ! < zzz22 zzz18p
Le groupe Taillevent en chiffres (exercice 2002-2003)
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L'Hôtellerie Restauration n° 2841 Magazine 2 octobre 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE