C'est l'histoire de ce chef de cuisine qui faisait tester toutes les nouvelles recettes par un apprenti car il ne pouvait pas lire les fiches techniques, ou celle de ce cadre qui s'appuya pendant des années sur sa secrétaire avant de lâcher prise à la naissance de son premier enfant et d'engager une formation confidentielle pour réapprendre à lire et à écrire. Les techniques de contournement foisonnent et si elles témoignent de beaucoup d'ingéniosité, elles sont surtout l'expression d'une fragilité, d'une honte, et parfois d'une souffrance. Ne pas maîtriser les compétences de base se révèlent être un poids lourd à porter dans un environnement professionnel où l'ordre oral n'est plus la règle. Même à des postes peu qualifiés, il faut désormais savoir lire les consignes de sécurité, les fiches techniques sans parler de l'émergence d'internet : "Au sujet de la fracture numérique, on peut même parler d'illectronisme", explique Philippe Marchal, le président du Syndicat de la presse sociale (SPS), engagé sur ce combat depuis son service militaire : "C'est lorsque nous faisions passer des tests aux appelés que j'ai été frappé par la gravité du problème"
Des statistiques à peine croyables
Si la précédente étude de l'Insee, en date de 2004, permettait de dire que 1,8 millions de personnes ayant une activité professionnelle étaient illettrées, les chiffres d'une deuxième enquête de l'Insee, publiée le 18 décembre dernier et portant sur l'année 2011, laissent entrevoir un léger recul sur la population globale des 18-35 ans. Ils ne seraient en effet plus 9 mais 7 %, soit 2,5 millions de Français, à ne pas maîtriser les compétences de base pour être autonomes dans des situations simples de la vie quotidienne. Il s'agit pourtant de bien distinguer 'illettré' et 'analphabète', le premier est allé à l'école mais a perdu ses acquis avec le temps alors que le second n'a jamais été scolarisé. À cela, Hervé Fernandez, le directeur de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI) qui fédère depuis douze ans toutes les initiatives et alerte continûment professionnels et pouvoirs publics, s'empresse de préciser : "74 % des illettrés parlaient exclusivement le français à l'âge de 5 ans. Il ne faut donc pas confondre abusivement immigration et le fait de ne pas maîtriser les compétences de base. Le secteur de l'hôtellerie et de la restauration s'inscrit dans la moyenne nationale avec un taux de 9 % [selon les chiffres de l'étude de 2004, NDLR]." Et même si cela représente moitié moins que les taux que l'on trouve dans la sidérurgie ou le transport, il n'y a pas matière à se réjouir.
Un accord cadre entre l'ANLCI et le Fafih
Depuis septembre 2009, le Fafih (Fonds d'assurance pour la formation de l'industrie hôtelière) qui est l'OPCA (organisme paritaire collecteur agrée) de l'hôtellerie, de la restauration et des activités de loisirs et l'ANLCI ont signé un accord cadre et coordonnent leurs efforts pour développer la maîtrise des compétences clés par les salariés les plus fragiles : "Une priorité !", affirme Michel Geiser, directeur général du Fafih qui cible des actions grâce aux études de l'ANLCI : "Nous savions que la région la plus concernée par l'illettrisme était la Picardie et que les métiers des étages, de la plonge et du service sont plus exposés à cette problématique, précise Michel Geiser. Le référentiel de l'ANLCI a été adapté aux spécificités du secteur et est disponible sur l'extranet du Fafih. Beaucoup de nos centres de formation affiliés utilisent cet outil pour construire un parcours personnalisé. Nous travaillons sur l'adaptation de référentiels complémentaires par métier, de manière à mieux évaluer le niveau, la durée de formation et l'objectif à atteindre. Pour sensibiliser les entreprises de la branche, nous avons organisé des petits déjeuners en région. À cette occasion, les professionnels ne découvraient pas le problème mais plutôt son ampleur."
Ne pas avoir peur des maux
"N'utilisez pas ce mot", "Serait-il possible de relire votre article avant parution ?" : s'il est difficile d'être illettré, il peut se révéler compliqué d'en parler tant les communicants s'enferment parfois dans une rhétorique de spécialistes où chaque mot a un sens. "Cette fébrilité s'explique par la crainte de stigmatiser des populations fragiles. Le discours se doit d'être positif. Mais appelons un chat un chat, l'illettrisme est un handicap, même si ce mot est proscrit", s'emporte Philippe Marchal du SPS. "Ce sujet a longtemps été tabou dans l'hôtellerie avant de devenir une priorité", ajoute Lamia Allal, qui dirige l'Arfog, un centre de formation en pointe sur ce combat. Car sur le terrain, dans les services RH ou chez les opérateurs de formation, si on veille à ne pas heurter, le discours est plus direct, souvent empreint d'émotion. "Nous avons fait de cette lutte une affaire personnelle. Et lorsque l'une de nos gouvernantes, réconciliée avec l'écriture après avoir suivi le programme 'hôtel à la lettre', nous envoie des e-mails pour un oui ou pour un non, juste pour exprimer sa joie de savoir écrire, nous sommes bouleversées", s'émeuvent en coeur Laurence Caron, directrice de l'Académie Accor France, et Sylvie Diop, responsable de formation.
Publié par Francois PONT