Au XXe siècle, on réservait une table en appelant le restaurant ou en allant sur son site internet. Au XXIe, on pourrait bien être amené à devoir payer sa place. C'est en tout cas le modèle qu'ont d'adopté plusieurs restaurants haut de gamme aux États-Unis, désireux d'optimiser leur dispositif de réservation et l'utilisation de leurs tables. Le pionnier de ces nouveaux systèmes payants, Tock, est déjà en service dans 21 établissements et doit être testé l'an prochain à The French Laundry, l'établissement étoilé du chef Thomas Keller à Yountville (Californie). Lancé en version bêta le 2 juin par le financier Nick Kokonas et le chef Grant Achatz, il propose aux clients d'acheter un ticket d'entrée, dont le prix fluctue en fonction de l'offre et de la demande de tables. Son montant est déduit de l'addition finale.
Plusieurs applications pour mobile ont aussi été lancées. Plutôt que de vendre un ticket d'entrée comme Tock, elles proposent à leurs utilisateurs le paiement d'un forfait pour accéder à des tables exclusives et prestigieuses. C'est le cas de Resy - cofondée par l'un des anciens investisseurs d'Uber -, Killer Rezzy - présente à New York et bientôt dans sept autres villes -, Zurvu ou encore Shout. Certaines partagent leurs revenus avec les restaurants, d'autres non. Leur concurrent commun : OpenTable, le système de réservation historique qui donne lieu selon eux à trop de 'no shows', ces tables laissées vides par un client qui n'honore pas sa réservation et constitue un manque à gagner pour le restaurant : 10 à 15 % des réservations aboutissent à un no show aux États-Unis. "Il y a de plus en plus d'acteurs dans ce domaine, ce qui confirme l'idée que les restaurateurs évoluent face à ce concept et cette technologie, raconte Sasha Tcherevkoff, fondateur de Killer Rezzy. Nous sommes déjà en train de cibler l'international, l'Europe notamment. C'est une période excitante."
Payer pour réserver n'est pas nouveau aux États-Unis. C'est un Français de New York, Pascal Riffaud, qui a tenté le premier l'aventure, en 2005. Son site, Prime Time Tables, garantissait l'accès à des tablées de renom contre le paiement d'une carte de membre (membership). Il s'est attiré une pluie de critiques de la part de restaurateurs qui l'accusaient de se faire de l'argent sur leur dos.
Chute des 'no shows'
Quand Nick Kokonas et Grant Achatz ont commencé à travailler sur Tock quelques années plus tard, ils ont eux aussi fait face à la résistance des restaurateurs. "Ils étaient sceptiques parce que les réservations existent depuis un siècle. Ils nous demandaient comment on allait changer le comportement du client. Or, les clients paient déjà pour d'autres formes de divertissement comme le théâtre ou le cinéma. Aller au restaurant est une forme de divertissement", raconte Nick Kokonas. Grant Achatz et lui ont lancé Tock dans leur restaurant de Chicago, Next, en 2011. L'établissement enregistrait alors 8 % de 'no shows' et employait trois personnes pour prendre les réservations. Sitôt le dispositif mis en place, les tables se sont vendues comme des petits pains et le nombre de réservations non honorées a chuté lourdement. Ils ont donc étendu leur système à leurs deux autres établissements, Aviary et Alinea. Aujourd'hui, ils sont soutenus par une liste d'investisseurs à faire pâlir. Parmi eux, le chef Thomas Keller, l'ex-p.-d.g. de Twitter Dick Costolo et la famille Melman, propriétaire du groupe de restauration Lettuce Entertain You.
Tock a aussi recruté des anciens ingénieurs de Google et d'Apple pour développer le système. "On n'a aucune équipe marketing, se félicite Nick Kokonas. Tous les jours, je reçois au moins cinq e-mails de la part de personnes dans le monde intéressées par le concept."
"J'étais curieux d'essayer ce système, explique Thomas Keller. Nous espérons que Tock permettra d'éliminer la frustration que nos clients rencontrent quand ils font une réservation. Tock leur donnera un accès immédiat à toutes les tables disponibles."
Réticence des restaurateurs
Certes, les restaurateurs ne sont pas tous adeptes de l'idée. Les premiers essais ont connu des ratés. Jose Garces, le propriétaire du réputé Volver à Philadelphie, a abandonné son système de réservation payantes cinq mois après son coup d'envoi. Le programme, opéré par une start-up d'Austin, était trop compliqué pour le client. Aussi, les méthodes utilisées par certaines applications de réservations sont contestées. À New York, il arrive que l'équipe de Killer Rezzy fasse des réservations dans des restaurants en dehors de son réseau de partenaires pour bloquer des tables pour ses utilisateurs. Sans en informer le restaurant en question, afin de contourner d'éventuelles réticences. À son arrivée, le client doit donc donner un autre nom pour pouvoir s'asseoir et éviter de dire qu'il est venu par l'application. La levée de boucliers des restaurateurs est telle qu'elle a parfois raison de la motivation des start-upers. L'application Food For All, lancée par trois banquiers new-yorkais, a rapidement mis la clef sous la porte en regrettant que "les restaurants (résistaient) autant à l'idée des réservations payantes". "Il faut que nous fassions de la pédagogie. Ces concepts doivent être instillés dans la culture populaire, reconnaît Sasha Tcherevkoff. C'est une longue route, mais les restaurants s'adaptent lentement. Le concept va s'étendre."
Publié par Alexis Buisson, correspondant à New York