du 29 décembre 2005 |
RESTAURATION |
TOUT EN SE DÉMOCRATISANT
Le discours gastronomique est devenu un élément de statut social
Par Pierre Gouirand, docteur en philosophie, président de la Fondation Auguste Escoffier
Le grand service a disparu au profit du service et de la présentation des plats sur assiette, qui a été l'objet de tant de superbes photographies dans les livres modernes de cuisine. |
Depuis 2 ou 3
décennies, un 'nouveau discours gastronomique' est apparu dans le monde de la grande
restauration. À travers ses différentes formes, on retrouve toutefois les mêmes
idées-forces. Il met en avant des qualités qui, bien qu'intrinsèques à la grande
cuisine, appartiennent, en général, à d'autres mondes : le charme, l'authenticité,
l'abondance. Les saveurs ont pris le pas sur le goût et la cuisson. L'art du cuisinier ne
semble plus viser à améliorer un produit brut et à le rendre comestible, mais surtout
à en faire ressortir la 'saveur originelle'.
La rédaction des cartes et menus des restaurants gastronomiques est de plus en plus
descriptive et a banni le langage de spécialiste dont elle faisait largement usage. On
n'ose plus proposer une sole normande, une escalope viennoise ou une côte de mouton
parisienne, plus personne ou presque ne saurait de quoi il s'agit. On va maintenant dans
le détail : des légumes sont servis 'en cocotte de fonte au lard paysan, et rappé de
poires martin-sec' ou un loup de mer cuit 'au fumet de poissons de roche, belles tranches
de fenouil, zestes de citron et supions' ou encore une pièce de boeuf grillée 'au feu de
bois, tartinée d'une réduction bordelaise, sucrine (sic) braisée et pommes fondantes'.
De quoi faire saliver le chaland et pourtant chacun sait bien que la sensation est
indescriptible, elle s'éprouve.
Publicité
La publicité s'est aussi emparée
de ce discours qui renvoie à la cuisine familiale servie en poêlons et qui ne dépayse
pas le public. Un négociant en foies gras annonce que "le bonheur est dans le
vrai" (!) pour suggérer que les produits qu'il commercialise sont naturels, et
les produits alimentaires que l'on trouve dans les grandes surfaces sont tous accompagnés
du détail de leur fabrication et d'une 'certification' de leur origine.
On a l'impression que le public n'a plus confiance
ni dans les cuisiniers ni dans les commerçants qui lui proposent de la nourriture. Il
veut savoir ce qu'on lui sert et ce qu'il achète, il veut connaître la composition des
plats et la provenance de ce qu'il va manger. Ce souci bien naturel de sécurité
alimentaire n'est pas toutefois la seule raison qui a présidé à l'invention d'un
nouveau mode d'expression dans la grande restauration.
La gastronomie est devenue un produit de grande consommation et en se démocratisant, elle
a perdu le langage qui faisait sa spécificité. Au temps des palaces, la clientèle
connaissait le vocabulaire de la grande cuisine. Elle savait qu'une garniture 'clamart'
était composée de fonds d'artichauts garnis de petits pois nouveaux, et qu'une sauce
'italienne' était une réduction d'échalotes hachées, duxelles, dés de jambon, vin blanc, demi-glace tomatée, arrosée de
jus de citron. Allez aujourd'hui trouver des clients cultivés ! Les restaurateurs ont
été dans l'obligation d'adapter leur discours à leur clientèle.
Pouvoir
d'invention
Les jeunes cuisiniers ont alors
saisi l'occasion de mettre en évidence leur 'génie' et leur pouvoir d'invention, et on a
alors assisté à une débauche d'expressions descriptives qui mettait en avant non
seulement l'inventivité d'une nouvelle génération, mais aussi son audace. Ces nouveaux
venus mélangeaient de la confiture et du vinaigre et bien pire encore. Ce fut du
'dadaïsme gastronomique'. Certains en ont profité et sont devenus des 'stars'.
On peut toutefois se demander si ce nouveau discours
gastronomique n'est pas aussi le fruit d'une démarche plus subtile des 'ténors' du
marketing qui ont voulu adapter un discours qui avait fait ses preuves pour d'autres
produits (parfums, cosmétiques, ligne diffusion des grands couturiers) à un savoir-faire
(la grande cuisine), et qui pouvait être transférable à des produits dérivés.
En effet, les firmes d'agroalimentaire qui se sont intéressées à la gastronomie ont eu
besoin d'un discours applicable aux produits 'gastronomiques' qu'elles mettaient sur le
marché. Ainsi la publicité pour un plat surgelé, confectionné selon la recette d'un
grand chef, met en évidence l'authenticité des produits utilisés, le respect des
saveurs d'origine et la subtilité des combinaisons d'ingrédients et crée de cette
façon une dynamique d'excellence qui utilise les expressions que l'on retrouve sur la
carte des grands restaurants. C'est une façon de faire descendre la gastronomie dans la rue et de la rendre accessible au plus
grand nombre.
Certains des grands noms de la restauration semblent
maintenant faire un retour en arrière et revenir à un langage plus simple. Sans doute
vont-ils profiter d'un vaste mouvement qui pousse le public à retrouver des modes de vie
et d'alimentation qui se rapprocheraient de ceux de nos arrière-grands-parents, loin de
toute sophistication et de toute technologie compliquée, retournant à une écologie qui
ne portait pas encore son nom et à une cuisine savoureuse.
À
nouvelle gastronomie nouvelle clientèle
La roue tourne en gastronomie comme
ailleurs. Le grand service a disparu au profit du service et de la présentation des plats
sur assiette qui a été l'objet de tant de superbes photographies dans les livres
modernes de cuisine, pour diverses raisons : la platerie d'argent était trop chère à
acheter et coûteuse à entretenir, les cuisiniers ne voulaient plus voir les belles
présentations des plats qu'ils 'envoyaient', détruites par des chefs de rang peu
attentifs, et les clients pressés n'avaient plus le temps d'apprécier l'art des maîtres
d'hôtel trancheurs. Que nous réserve l'avenir ?
Pourtant, paradoxalement, plus le discours se
compliquait, plus il entrait dans les détails, plus il attirait de gens vers la bonne
chère. Il a rendu la gastronomie accessible à un plus vaste public qui, maintenant,
comprend ce qu'on lui propose et - il faut bien le dire - est heureux de consommer des
plats élaborés avec tant de soins et dont la description le fait rêver. L'arrivée des
grandes firmes agroalimentaires, responsables, en partie, nous l'avons dit, de cette
évolution dans le monde de la gastronomie a permis à de nombreux restaurants de luxe de
survivre, à de nombreux cuisiniers d'acquérir une notoriété internationale et
d'améliorer - quoique certains amateurs puissent en dire - la qualité de la nourriture
consommée par la population en général. Le marché de la gastronomie a
considérablement évolué ces dernières années. Celle-ci, bien que démocratisée, est
devenue un élément de statut social (alors qu'à l'origine elle allait de soi dans les
classes qui fréquentaient les grands hôtels). Les grands managers ne peuvent décemment
traiter leurs clients ou correspondants que dans des restaurants gastronomiques, et dès
qu'on atteint un certain niveau de fortune ou de célébrité, il est de bon ton de
fréquenter les établissements des 'stars'. Comme on raconte un voyage au bout du monde,
on décrit un repas dans un '3 étoiles'. Ce nouveau discours n'a pas à être discuté,
il est, il existe et il fait partie du paysage gastronomique actuel. On peut peut-être
déplorer que parfois il soit un peu emphatique et utilisé à tort et à travers, mais
s'il permet à plus de gens d'apprécier la bonne cuisine, nous ne pouvons que nous en
réjouir même si certains puristes regrettent le langage académique de la belle époque.
zzz22v
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L'Hôtellerie Restauration n° 2957 Hebdo 29 décembre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE