du 3 novembre 2005 |
PIONNIER |
Dans les années 1960, une véritable révolution a secoué l'univers de l'hôtellerie-restauration. Toute une génération d'entrepreneurs - véritables pionniers dans la profession, au parcours souvent aventureux, parfois hors normes - a de fait chamboulé l'histoire des CHR au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Portrait et parcours de l'un d'entre eux.
Michel Kosossey
Jean Loisier, le créateur de l'enseigne Courte-Paille
Jean Loisier en 1965 devant la grande cheminée où l'on grille les viandes. Le décor restera longtemps immuable. |
Jean Loisier est
né le 25 juillet 1927. Très vite, il abandonne ses études de préparation aux grandes
écoles pour entrer dans la vie active. Rouvray, entre Avallon et Saulieu, est alors
situé sur l'axe majeur Paris-Lyon-Méditerranée. L'autoroute n'existe pas, et le village
voit passer des flots de voitures, de camions et d'autocars. La vie du bourg est rythmée
par le trafic de la RN6. C'est de cette réalité que naît l'activité des parents de
Jean Loisier avant la Seconde Guerre.
Les voitures sont moins fiables qu'aujourd'hui, et les pannes peuvent amener les
automobilistes à faire une escale forcée à Rouvray
ou ailleurs. Le père de Jean
Loisier profite de cette manne et ouvre un garage dès 1935, et en 1936, sur le même
filon, sa mère ouvre un salon de thé qui deviendra rapidement un restaurant, qui gagnera
plus tard 1 étoile au guide Michelin. Madame Loisier ouvre également quelques
chambres, et le bâtiment à l'angle de la rue de la Gare comporte une tourelle
histoire d'être identifié de loin.
C'est avec sa mère que Jean Loisier découvre l'univers professionnel qui allait être le
sien. Il la rejoint au Vieux Morvan qu'elle a créé et développé. L'affaire prospère.
Mais les temps changent, l'autoroute est pour plus tard, et Jean Loisier constate que les
clients, s'ils sont contents des prestations offertes par la maison, se plaignent souvent
car ils trouvent que le repas dure trop longtemps. Les clients sont donc pressés et la
déviation contournant Rouvray -
l'une des toutes premières ouvertes en France - précède l'autoroute et court-circuite
le centre du bourg.
Jean Loisier constate que non seulement les clients
sont pressés, mais qu'ils sont finalement assez indifférents à la nourriture qu'on leur
sert sur leur parcours. C'est de cette réalité routière et du constat des comportements
des consommateurs que germe dans la tête de Jean l'idée de ce qui allait devenir
Courte-Paille.
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Une
novation considérable
Le réseau des restaurants Les
Routiers se faisait remarquer jusque-là sur les routes de France. Les adresses des
meilleurs connaissaient un bouche à oreille positif, et il n'était pas rare de voir
quelques Britanniques cossus fréquenter ces établissements, guide des Routiers en main.
Courte-Paille allait apporter une novation considérable sur ce marché du passage
routier. Les conditions de la création de ce qui allait devenir le premier vrai réseau
de restaurants en France méritent d'être contées tant les circonstances de cette
création sont révélatrices d'un véritable état d'esprit entrepreneurial
à
l'échelle artisanale.
Attaché aux racines de son Morvan natal, Jean
Loisier veut absolument que son restaurant ait un toit de chaume au carrefour de la RN6 et
de la route qui mène au centre-bourg. Pour le reste, il n'est pas fixé. Il voit alors un
architecte spécialiste du béton armé, qui souhaite un bâtiment rond, identifiable,
mais sans toit de chaume. Jean Loisier ne veut pas de bâtiment rond. La journée se
poursuit, animée, jusqu'à 23 heures, et se termine par un 'gentlemen agreement' :
le bâtiment sera rond avec un toit de chaume.
À 9 heures le lendemain,
l'architecte arrive avec des plans. Jean - qui ne savait pas les lire - va voir un maçon
local et lui confie son premier chantier. Seul problème : il n'a pas d'argent. Il en
parle à son frère aîné Maurice qui a 10 000 F à placer (1 500 E) et qui les lui
prête en assurant que le reste suivra. Mais rien n'a suivi. Et Jean s'en ouvre à son
maçon qui accepte d'être payé au fur et à mesure des rentrées. À chaque fois que
Jean a 10 000 F de disponible, il les porte au maçon jusqu'à paiement de la totalité du
chantier.
Les premiers jours sont difficiles. Les clients sont
rares, le parking est presque vide. Jean pense que son élégant petit bâtiment fait peur
aux clients potentiels, qui doivent imaginer, vu le cadre, que les prestations sont
chères. Après quelques jours, il trouve la parade. Il va trouver un ami garagiste et lui
demande de remplir son parking avec des véhicules. Les automobilistes ne se doutent pas
que certains n'ont ni moteur ni boîte de vitesse ! En 1 à 2 mois, l'activité décolle
enfin.
Tout rond avec sa petite terrasse, le restaurant Courte-Paille ne peut être confondu avec rien de connu. Dans le paysage de la restauration d'alors, on y mange vite, on y est bien et toute la famille adore ! |
L'architecture
est la marque
L'enseigne Courte-Paille est
aujourd'hui largement connue. Jean Loisier raconte comment elle est née. Ils se sont
réunis à trois, en brainstorming, et une quarantaine de noms sont sortis de cette
réunion. C'est en allant déposer la marque que Jean Loisier a regardé la liste.
Beaucoup de noms étaient en concurrence. Fallait-il les tirer à la courte paille ? Le
mot était dans la liste, et c'est celui que choisit naturellement Jean
Avec sa
forme ronde, accueillante et son toit de chaume, Courte-Paille apporte une première
novation : le bâtiment ne ressemble à aucun autre et l'architecture apparaît comme un
vrai signal.
À l'intérieur, les nouveautés sont épatantes.
Courte-Paille n'a pas vraiment de cuisine puisqu'on ne cuit qu'un produit, les frites, et
qu'on en fabrique un seul : la fameuse tarte aux pommes faite comme à la maison. Toutes
les viandes sont grillées par un grillardin ou par les serveurs sous les yeux des
clients. Tous ces éléments constituent un décor chaleureux, animé et clairement
terroir.
Les viandes sont cuisinées directement dans la grande cheminée de la salle qui en est
aussi l'élément de décor principal, comme la salade offerte, l'andouillette, le fromage
blanc et la tarte aux pommes qui forment l'ossature de l'offre produits. La carte est
constituée de 14 références, dont 7 fromages et desserts. Tout le concept est organisé
autour d'idées simples : rapidité, simplicité et authenticité, sous-tendu par un souci
d'économie qui aiguillonne les choix de Jean Loisier. Le tout donne un concept
formidablement novateur pour l'époque. Un restaurant de 60 à 65 places affichant
complet, sans cuisiniers, avec une carte minimaliste (lire encadré page 22). Tout cela a
un petit air visionnaire, et c'est sur ces bases initiales que Courte-Paille (aujourd'hui écrit en un seul mot) a construit
son développement et sa notoriété.
Le premier Courte-Paille ouvre en 1961, suivi par
celui de Cussy-les-Forges, dans l'Yonne, en 1964 et Pouilly-en-Auxois (Côte-d'Or). Puis
direction Bourg-en-Bresse (01) et Chamonix (74)
Jean Loisier ouvre ainsi en filiale
ou en franchise un total de 17 restaurants.
D'abord de plain-pied, un Courte-Paille est construit sur 2 niveaux dès la seconde
ouverture. L'étage du bas est dissimulé par un comblement.
On reproduit donc l'original avec de légères modifications. Le premier toit de chaume
est construit comme autrefois, dans le Morvan, avec des tiges de seigle. Malheureusement,
après un premier incendie, on fera appel à un chaumeur hollandais dès le 2e
Courte-Paille. Le chaume est alors constitué avec des joncs. Plusieurs incendies, les
difficultés d'obtention des permis de construire, l'apprentissage de la gestion des
franchisés, autant d'obstacles auxquels Jean Loisier doit faire face.
Courtepaille a failli disparaître il y a quelques années, mais 45 ans après sa naissance, le concept a fait peau neuve et repart à la conquête de nouveaux marchés. |
Le
concept Courte-Paille séduit et intéresse
Nestlé prend contact avec Jean
Loisier et lui propose de reprendre l'affaire et de s'installer en Suisse. Mais
l'entrepreneur n'a aucune envie de quitter Rouvray et décline l'offre. Le groupe Forte
prend également contact avec lui, et la négociation n'aboutit pas non plus.
C'est en 1975 que Novotel (pas encore Accor) reprend
- avec la banque Dreyfus - Courte-Paille. Jean Loisier a d'excellents rapports avec Paul
Dubrule et Gérard Pélisson avec lesquels il aurait aimé négocier l'achat de sa
création. Il regrette avoir été contraint de négocier quelques mois avec plusieurs
autres personnes : avocats, notaires, banquiers. Il ne garde aucune part dans la
société. Il n'aimerait pas revivre ce moment.
À 48 ans, Jean Loisier estime avoir atteint son "seuil d'incompétences".
Négocier avec les services techniques des villes, rechercher des terrains, gérer des
problèmes - même si Jean s'est maintenant entouré de compétences - ne l'amuse plus
vraiment. Ce qui lui plaît, c'est entreprendre, innover.
Après la cession de Courte-Paille et bien rétabli d'un problème de santé, Jean Loisier
se lance dans une nouvelle aventure, pas à Paris cette fois-ci. Sur l'autoroute, il est
catastrophé par la prestation servie dans une aire de services principale du côté de
Montélimar. Il réfléchit aux remèdes que l'on peut apporter à une prestation aussi
désastreuse. Au milieu des années 1970, Jean lance un nouveau concept basé sur une
innovation technique : 3 La Paysanne verront le jour à Paris. Le principe : des plats de
5e gamme fabriqués dans une cuisine centrale à Clichy (92) et livrés en
liaison froide aux 3 restaurants. Une entreprise qui ne s'avérera pas pérenne.
Aujourd'hui, Jean Loisier se rappelle de cette vie professionnelle sans aucun regret, avec
beaucoup de philosophie. Il est longtemps resté en contact direct avec Courte-Paille
puisque son épouse a tenu, en franchise, le restaurant de Nitry qui a été racheté par
la chaîne au milieu des années 1990.
Jean Loisier n'adhère pas avec les choix qui ont
été faits, notamment ces dernières années, mais il est fier que son entreprise soit
devenue si familière aux Français.
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LA CARTE EN
1964 Lors de la première ouverture de Courte-Paille, on ne trouve pas encore de poulet et d'agneau. Le client mange sur un set sur lequel il y a une carte de France avec la localisation des différents restaurants. Sur le côté, à droite du set, se trouvent les propositions solides.
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L'Hôtellerie Restauration n° 2949 Magazine 3 novembre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE