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du 1er septembre 2005
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.

Dans un laboratoire, comme dans une cuisine, la tête guide la main

Au cours de ces derniers mois, j'ai fait partie de plusieurs jurys de concours culinaires, et je voudrais partager avec vous une observation : chaque fois, le gagnant a été celui qui parlait le mieux de sa recette, sans doute aussi parce que c'est celui qui l'avait le mieux pensée. Dans ce monde merveilleux qu'est la cuisine, j'ai l'impression que les candidats ne devraient jamais oublier cette inscription gravée sur une poutre du musée du Compagnonnage à Tours : 'La tête guide la main'.
Par Hervé This


Lors des concours, les candidats ne doivent jamais oublier qu'en cuisine, la tête guide la main.

La cuisine est un paradis : non pas celui du travail manuel, comme cela est parfois dit, mais celui de l'interaction constante de la tête et de la main, avec le support des sens. Toutefois, avant d'en arriver à la cuisine, partons à la découverte d'un laboratoire tel que le nôtre. J'ouvre cette fenêtre parce que, ces temps-ci, de nombreux cuisiniers me demandent s'ils peuvent venir voir ce qui se trame dans notre antre de chimistes.
D'abord, le mot 'laboratoire' vient de 'labeur', le travail ; étymologiquement, un laboratoire est un endroit où l'on travaille. Le laboratoire n'est pas l'atelier, car 'atelier' vient du mot 'astula', qui signifie 'éclat de bois'. Dans notre laboratoire, aucun éclat de bois. Les paillasses sont des plans de travail couverts de carreaux blancs qui ne risquent pas d'être attaqués par des produits chimiques corrosifs, ni l'infiltration dans des matériaux qui seraient définitivement contaminés. Les chimistes travaillent généralement sous des hottes aspirantes, nommées sorbonnes, qui sont régulièrement révisées, parce qu'il est hors de question de mettre sa vie en danger en respirant des vapeurs dangereuses. Lunettes, gants et blouses sont de rigueur, parce qu'il vaut mieux éviter de perdre un oeil, de se répandre des produits corrosifs sur les doigts, de trouer ses vêtements à cause d'acides ou de bases.
Dans notre laboratoire, en particulier, on ne voit pas grand-chose : des ballons en verre, des tubes à essai, des pipettes, des verres de montre… Tous les produits sont rangés dans des placards. Parfois (en ce moment),
quelques rondelles de carottes coupées en 4 mijotent dans des ballons de verre surmontés de 'réfrigérants' ; ces réfrigérants sont des colonnes où les vapeurs montent, sont refroidies, puis redescendent, de sorte que rien ne sorte au sommet : le couvercle parfait, en quelque sorte ! Évidemment, notre métier ne consiste pas à cuire des carottes ; nous ne cuisons des carottes (c'est une des études) que parce que nous voulons savoir ce qui se passe quand on confectionne un bouillon de carottes. Quels composés passent des carottes dans le bouillon ? Et pourquoi ?


Dans une salle de restaurant, chacun sait que le bruit de verre est une faute, une maladresse. Et en cuisine de même.

Au laboratoire comme au restaurant, le bruit de verre est un symptôme
Le calme le plus complet règne au laboratoire. On entend le bruit des doigts sur les touches des ordinateurs, mais, dans les pièces où l'on manipule, silence complet. Comme dans une salle de restaurant d'un palace compassé, le moindre bruit de verre fait sursauter tout le monde. Pourquoi ? Parce que je m'efforce de bien faire comprendre à tous les chercheurs présents (moi compris) qu'un tel bruit est un symptôme. Voilà le mot important : symptôme ! Le bruit, le plus souvent, ne correspond pas à de la verrerie brisée, mais seulement entrechoquée. Nos verreries (bien plus coûteuses que des verres en cristal de palace) résistent assez bien, mais la question n'est pas là : non seulement un heurt plus fort aurait pu briser le ballon, le réfrigérant, l'erlenmeyer, etc., mais, surtout, un bruit de verre est la preuve que la main a précédé la tête, alors que, toujours, la tête doit guider la main.
On ne répétera jamais assez que la chimie est une science expérimentale, dont la validité des résultats est proportionnelle à la netteté du geste. Une main qui tremble, ce peut être un liquide précieux ou dangereux qui est renversé ; ce peut être une mauvaise mesure, un mauvais dosage, un rendement de synthèse chimique qui chute… Mauvaise mesure, mauvais dosage : tout cela n'est pas gravissime en soi, mais surtout, derrière cette médiocrité insignifiante, l'interprétation de la mesure sera fautive, biaisée. Au total, le bruit de verre, en laboratoire, c'est le symptôme que la science se fait mal, ou du moins, médiocrement. En salle, aussi, chacun sait que le bruit de verre est une faute, une maladresse, le début d'une catastrophe (toutes proportions gardées !). Et en cuisine, de même ! Voilà pourquoi, en laboratoire de chimie comme en salle, comme en cuisine, la tête doit guider la main. Que l'on fasse une expérience de chimie ou que l'on dépose une sauce sur une pièce de viande, que l'on tourne un champignon, que l'on verse du champagne dans un verre, c'est toujours la même question : la tête doit guider la main. Chaque fois que la main précède la tête, le résultat ne peut être bon.


Comment saler pour que tous les convives soient satisfaits, alors que certains aiment salé et d'autres moins salé ?

La cuisine parle à l'esprit, comme la science
Le parallèle entre la cuisine et la science ne se limite pas aux gestes. Il y a surtout le fait que les deux parlent à l'esprit, plus qu'aux mains, aux yeux, au ventre. En chimie, tout d'abord, les débutants et les âmes simples croient que l'activité du chimiste consiste à faire des réactions chimiques. Erreur ! Un chimiste est un homme ou une femme de science, qui veut explorer une partie du monde : la partie chimique. À cette fin, il produit des théories, c'est-à-dire des assemblages d'explications possibles, et il ne fait d'expérience que pour réfuter les théories, c'est-à-dire pour voir en quoi il se trompe. Le chimiste sait bien qu'aucune théorie n'est juste, tout comme aucun modèle réduit d'un avion, par exemple, n'est un avion. Ses expériences ont un sens, avant d'être des expériences : elles veulent révéler des choses encore cachées, par le résultat qu'elles donnent.
Mieux encore, un résultat d'expérience ne vaut généralement que par l'utilisation que l'on en fait. Galilée, le père de la science moderne, a justement écrit que le langage de la nature, c'est les mathématiques. À partir des résultats d'une expérience, il faut donc calculer. C'est ainsi, et ainsi seulement, que les résultats des expériences prennent un sens ! Donc, la chimie, au départ de toute recherche, est une observation mais ensuite, une élaboration théorique qui débouche vers des expériences qui visent à détruire ce que l'on a créé, afin de créer mieux, moins faux.
En cuisine, d'autre part, ce serait également naïf de croire que les plats sont faits pour être mangés, digérés. Bien sûr, un plat doit être comestible, digeste, mais il doit surtout
être appétissant et bon. Un plat parle d'abord à l'esprit, avant de parler au ventre. Et même si l'on prétendait que les plats doivent stimuler les récepteurs gustatifs (visuels, tactiles, thermiques, proprioceptifs, sapictifs, olfactifs…), il n'en resterait pas moins que les goûts détectés doivent plaire. D'où la question : pourquoi plairaient-ils ? Le parallèle avec la peinture s'impose : un peintre ne met pas les couleurs au hasard, il les organise pour qu'elles plaisent. Pourquoi plaisent-elles ? Dans les deux cas, la question esthétique s'impose. Naturellement, on peut se fier à la tradition : la tradition, c'est une façon de satisfaire des nostalgies d'enfance. Vous avez été bercé d'une choucroute ? Alors la choucroute vous plaira. D'un cassoulet ? Alors c'est un cassoulet qui vous séduira. Et puis, nous avons grandi, découvert de nouveaux mets. Qu'on nous les serve, et nous voilà ravis, parce que nous les reconnaissons : encore une sorte de nostalgie. Nous mangeons de la culture, de la culture connue, parce que nous sommes ainsi rassurés, lors de cet acte d'une audace incroyable qu'est manger : introduire dans notre corps des choses de l'extérieur. Voilà pourquoi associer de la vanille à du homard a paru, à une certaine époque, une audace extraordinaire. Voilà pourquoi, encore aujourd'hui, l'idée d'associer des framboises à du camembert semble tout à fait iconoclaste (l'idole renversée, le veau d'or, c'est ici la 'grande cuisine classique française'). Voilà pourquoi le monde gourmand ne cesse de discuter 'd'accords' entre mets, ou entre mets et vins. Tout est une question de sens, d'admissibilité. Pour conclure cette partie, je crois que la cuisine n'a pas assez pris la mesure de ce fait, que la cuisine parle d'abord à l'esprit, avant de parler aux sens.


Dans un laboratoire, en chimie, une main qui tremble… et l'interprétation de la mesure sera fautive, biaisée.

Alors, il est injuste de comparer des artistes
Voilà aussi pourquoi une réforme des guides gastronomiques s'impose. Un 4e macaron au Michelin ou un 22 sur 20 au GaultMillau ? Cela n'a pas de sens. Même un 20 sur 20 est idiot : la perfection n'est pas de ce monde. Surtout, l'idée de classer des artistes est insensée. Qui est le plus grand : Mozart, Bach, Debussy ? La question n'a pas de sens. On peut préférer Mozart, ou Bach, ou Debussy. On a même le droit de les aimer tous, différemment, pour ce qu'ils apportent chacun. La virtuosité (en tant que compositeur) de chacun n'a pas à entrer en ligne de compte dans le débat : ce qui compte, c'est surtout de savoir comment nous vibrons avec eux. Cette adhésion peut même changer, du matin au soir, selon les circonstances de la vie, et la comparaison n'a aucun sens. Tout comme la façon de saler (permettez-moi d'être plus pragmatique, afin d'éviter d'être prétentieux). La question est : comment saler pour que tous les convives soient satisfaits, alors que certains aiment plus salé et d'autres moins salé ? À cette question, mon ami Pierre Gagnaire a répondu l'évidence que j'aurais dû deviner : "Le sel, ce n'est pas un ingrédient que l'on met en plus ou en moins, et il faut composer le plat avec le sel qui convient, tout comme un compositeur écrit la musique pour un certain nombre de violons ; il serait insensé de demander à Beethoven d'ajouter un violon à sa symphonie." Cette question réglée, revenons aux étoiles, aux macarons, aux notes : s'il est juste de comparer des techniciens, sur des critères techniques, il est injuste de comparer des artistes. Nous avons déjà évoqué la question, dans ces pages, mais les cuisiniers ne pourraient-ils s'unir pour revendiquer un tel changement ? < zzz22v zzz44t zzz44g

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L'Hôtellerie Restauration n° 2940 Magazine 1er septembre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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