du 3 novembre 2005 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Ce mois-ci, il nous propose de découvrir ses propositions pour la formation des futurs cuisiniers.
FAIRE BON ET BEAU AVEC AMOUR
L'enseignement culinaire de demain ou d'après-demain
Dans les derniers numéros de cette revue, nous avons examiné ensemble la question de l'art culinaire en partant d'un premier constat : certains cuisiniers sont plutôt des artisans, tandis que d'autres sont plutôt des artistes. Cette observation pose la difficile question de l'enseignement, question très débattue aujourd'hui. Voici le référentiel dont je rêve, fondé sur l'enseignement de l'amour, de l'art, de la technique, de la technologie et de la science culinaire.
Par Hervé This
Que doit-on enseigner dans le nombre d'heures limité dont disposent les élèves : la crème anglaise, les crêpes Suzette, la mayonnaise, lever des filets de poisson ? Il faut faire des choix ! |
Aujourd'hui,
certains professionnels critiquent le système d'enseignement culinaire pour
l'insuffisance d'heures de pratique, ou pour le référentiel (les 'programmes') qu'ils
jugent arbitraire et inapproprié. Je me hâte de souligner que je n'entrerai pas ici dans
le débat, parce que, le plus souvent, les arguments avancés me semblent mauvais, mal
informés, voire déformés
Certains n'ont-ils pas, même, prétendu qu'il faudrait
un CAP de cuisine classique ? Cette proposition est déplorable, car la cuisine est comme
un instrument de musique : il faut apprendre à en jouer ; que ce soit du moderne ou du
classique, peu importe. Évidemment, on a le droit de vouloir cuisinier classique, ou bien
moderne. Toutefois, l'enseignement (surtout au niveau du CAP) ne doit sans doute pas
spécialiser les élèves : on doit élargir le champ de leurs possibilités, au lieu de
le réduire ! Confucius disait : "L'homme n'est pas un ustensile."
Effectivement, ce n'est pas une cruche, dont la seule fonction est de porter de l'eau.
D'ailleurs, les plus grands instrumentistes - en musique - jouent aussi bien du classique
que du moderne : pensons à Jean-Michel Portal, à Rostropovitch
Fermons donc vite cette parenthèse, et soyons
positifs : oublions le système actuel, et cherchons activement celui que nous pourrions
proposer demain aux jeunes qui veulent être cuisiniers.
Pour apprendre la cuisine, il faut d'abord savoir ce que c'est. Or, dans des articles
précédents de cette même revue, j'ai montré, je crois suffisamment, que la cuisine
avait une composante technique (il faut faire gonfler le soufflé), une composante
artistique (je parle de l'art du goût,
pas le beau à voir ; à propos de soufflé, il s'agit de donner au soufflé un goût qui
paraisse 'bon'), et une composante 'd'amour', qui est essentielle (un soufflé, même bien
gonflé et judicieusement concocté, est mauvais s'il nous est jeté à la figure). Cette
observation a des conséquences évidentes : le jeune cuisinier doit apprendre la
technique (le plus facile), l'art (difficile !) et l'amour
sans oublier que la
cuisine est une activité d'équipe : pas un cuisinier étoilé qui ne le souligne, dans
les interviews. Il devra donc apprendre à tenir son rôle parfaitement
sans oublier
enfin l'aspect commercial du métier : l'exercice de la profession ne peut être pérenne
que si les conditions économiques s'y prêtent.
Enseigner
la technique culinaire
en choisissant les recettes 'fragiles'
La composante technique de la
cuisine est, à mon sens, la plus facile à transmettre, et, sans chercher à savoir si
cette transmission est bien faite aujourd'hui (je fais évidemment confiance à mes
collègues enseignants), je propose d'examiner rationnellement les faits, pour en déduire
des idées. Commençons par le commencement : oublions ce qui existe, et inventons un
programme d'enseignement que l'on voudrait bâtir de toutes pièces. Que devrait-on
enseigner, dans le nombre d'heures nécessairement limité dont disposent les élèves ?
La mayonnaise ? Lever les filets de poisson ? Flamber la crêpe Suzette ? La crème
anglaise ? Lorsque je discute de ces questions avec des amis cuisiniers, chacun y met son
grain de sel. L'un veut absolument sa sauce hollandaise, tandis que l'autre veut plutôt
la béarnaise ; l'un revendique le rôtissage, mais l'autre le braisage
Il faut
pourtant faire des choix : les 35 heures qui se sont imposées, d'une façon spécifique
en cuisine, se sont également imposées dans l'enseignement, de sorte que le nombre
d'heures de théorie et de pratique restera nécessairement limité.
Donc, nous sommes condamnés, dans l'examen de cette
question, à chercher un fil qui ne soit pas arbitraire, à classer les préparations
culinaires par ordre d'importance. Comment faire ? On peut naturellement prendre un
ouvrage de 'référence' (le Guide culinaire, La Cuisine du marché,
pourquoi pas l'Encyclopédie culinaire du XXIe siècle) et compter le nombre de fois que les préparations
apparaissent, pour enseigner en priorité celles qui sont le plus 'utiles'. Si l'on avait
fait le compte, il y a un siècle seulement, c'est évidemment le bouillon de boeuf qui
serait apparu en tête de la liste, puisqu'on en fait des consommés, des potages, des
sauces, qu'on l'utilise comme liquide de mouillement
Aujourd'hui ? Il faut voir,
statistiques à l'appui.
Évidemment, se fonder sur la fréquence des
préparations n'est pas la seule façon possible : on pourrait aussi se fonder sur leur
intérêt pédagogique
ou sur leur importance en termes d'étapes-clés. Une façon
de faire le choix est apparue l'an passé, un peu inopinément, quand je calculais la
'robustesse' des recettes.
Allons-y doucement, expliquons l'affaire. Tous les cuisiniers savent qu'il est plus facile
d'obtenir un rôti de boeuf qu'une sauce mayonnaise. Je ne parle pas d'un bon rôti, ou
d'une bonne mayonnaise, mais simplement d'un produit qui soit considéré comme un rôti
de boeuf, ou comme une sauce mayonnaise. Dans le premier cas, on place la viande au four
pendant un temps déterminé, à une
température déterminée ; dans le second, on ajoute de l'huile goutte à goutte en
fouettant un jaune d'oeuf, du vinaigre, du sel et du poivre (on ne répétera jamais assez
qu'une mayonnaise ne doit pas contenir de moutarde, sans quoi elle doit se nommer
rémoulade : Carême et les autres cuisiniers classiques le savaient bien
jusqu'à
ce que L. Gringoire et Th. Saulnier, sous l'égide d'Auguste Escoffier, ne détournent la
sauce ; criminel !). Ce que l'on sait, et ce qui m'intéresse, c'est que le rôti de boeuf
est une recette 'plus robuste' (on la rate moins) que la sauce mayonnaise.
En quoi cela intéresse-t-il l'enseignement ? En ce
que la mesure de la robustesse que j'ai mise au point a été utilisée pour savoir s'il
était vrai que ce sont les recettes les plus fragiles (donc les moins robustes) qui
suscitent le plus de dictons culinaires. Car, il est vrai que les dictons relatifs à la
mayonnaise abondent, alors qu'on trouve peu de citations à propos du rôti de boeuf.
L'hypothèse était que nos ancêtres, quand ils rataient une recette (surtout les
recettes fragiles, donc), s'interrogeaient sur les raisons de leur échec, ce qui les
conduisait à émettre des hypothèses qui sont venues jusqu'à nous sous la forme de
dictons, tours de main, etc. Par exemple, à propos de mayonnaise, ma collection de
dictons culinaires anciens, pris dans des livres de professionnels, stipule à la fois que
c'est le chaud qui fait tourner les mayonnaises
et que c'est aussi le froid.
Incohérence !
Au total, il semblait que les recettes fragiles devaient avoir suscité un grand nombre de
dictons, et les recettes robustes peu de dictons. Le calcul a été fait
et il
révèle que cette hypothèse n'est pas idiote
à cela près que les dictons
relatifs au bouillon sont anormalement nombreux, alors que la recette de bouillon est
très robuste. Autrement dit, il y a une loi et des exceptions. Pourquoi les livres de
cuisine anciens ont-ils alors tant parlé du bouillon ? La réponse est simple : c'est
parce que le bouillon était plus important que d'autres préparations.
Vous voyez maintenant où je veux en arriver : ce type de calculs nous révèle les
recettes importantes historiquement, au-delà de l'arbitraire du choix individuel : si une
recette ne vérifie pas la règle, c'est que le monde de la cuisine a voulu en parler plus
qu'il n'était techniquement nécessaire. Donc, nous avons une indication qu'il faut
probablement l'enseigner, au moins pour des raisons historiques.
Simultanément, nous devons faire une observation : c'est parce que la science a longtemps
négligé la cuisine (la science nommée gastronomie moléculaire n'est née qu'en 1988)
que des savoirs parfois douteux se sont transmis, et l'on ne peut pas reprocher aux
enseignants (au sens large, des professeurs aux maîtres d'apprentissage, des
démonstrateurs culinaires de la télévision aux parents à la maison) d'avoir transmis des savoirs qui n'avaient pas
été testés. Ne nous reprochons pas d'avoir parfois transmis des idées fausses : nous
avons fait de notre mieux. En revanche, pourquoi ne pas continuer à explorer les savoirs,
et à ne transmettre que le meilleur ? Les scories resteront au musée culturel de la
cuisine.
Le jeune cuisinier doit apprendre la technique, l'art et l'amour pour élargir le champs de ses possibilités. |
Enseigner
l'art culinaire pour faire comprendre ce qu'est le goût
Qu'y a-t-il de plus que la
technique, en cuisine ? La réponse est évidente : l'art ! Oui, l'art, car, comme en
musique, il ne suffit pas de savoir poser les doigts sur un piano pour faire de la musique
: il faut avoir une mélodie à faire entendre. La comparaison vaut au-delà du jeu de
mots : le cuisinier aussi doit avoir quelque chose de plus que la maîtrise de son piano.
Il doit avoir quelque chose à faire goûter.
J'en ai déjà parlé plusieurs fois dans ces pages
: l'art dont il est question n'est pas seulement le beau à voir, mais le beau à manger,
c'est-à-dire le bon. Si j'étais jeune cuisinier, j'aimerais que l'on m'aide à
comprendre pourquoi certaines associations d'ingrédients sont réputées 'bonnes' et
d'autres pas. Pourquoi les Alsaciens aiment-ils le fromage de Munster et détestent-ils la
cervelle de singe fumante dans un crâne juste ouvert, et pourquoi certains de mes amis
qui se régalent de telles cervelles sont-ils rebutés par le Munster ? L'un n'est pas
'meilleur' que l'autre, mais préféré à l'autre par des membres d'une culture
particulière. Passé cet aspect culturel, qui devrait évidemment être enseigné dans le
nouveau cadre (oui, les cuisiniers ont besoin de connaître l'histoire et la géographie
de leur métier !), l'enseignement doit ménager des cours d'art. Pas seulement le
modelage de fleurs en pâte d'amandes ou en sucre, toutefois : le sucre tiré ou filé,
c'est joli (parfois), mais cela ne se mange pas ! Non, le jeune cuisinier a besoin de
comprendre ce qu'est le goût, pour apprendre à en jouer. Il faut lui expliquer que la
théorie des quatre saveurs est fausse ; il faut lui expliquer que la consistance n'est
pas la texture, que l'odeur n'est pas le parfum ni l'arôme, qu'à côté des sensations
olfactives, sapictives, visuelles ou sonores, il y a l'importance du chaud et du froid, du
nerf trijumeau, qui détecte le 'frais' de la menthe (même quand celle-ci est chaude) ou
le piquant du poivre (d'ailleurs, si vous avez goûté un bouillon où le poivre a été
mis moins de 8 minutes avant la fin de la cuisson, vous aurez sans doute perçu que le
poivre est piquant mais frais).
Enseigner
la technologie culinaire
une véritable réflexion sur le geste
Dans quels cours enseigner ces
matières ? Épineuse question, qui nécessite de bien comprendre la distinction entre
technique, technologie et science. La cuisine est une technique, et il est nécessaire
d'apprendre, par conséquent, des gestes techniques ; ce n'est pas la théorie du tournage
des champignons qui permettra aux jeunes cuisiniers de tourner des champignons (pour
autant, la réflexion théorique - pourquoi tourner des champignons, comment efficacement
tourner, quels ustensiles faut-il utiliser - doit évidemment subsister) ; ce n'est pas
seulement la théorie de la mayonnaise qui leur apprendra à faire une bonne mayonnaise,
et l'élève qui sait regarder pourra observer son professeur faire une foule de gestes
intelligents, parce que réfléchis, c'est-à-dire passés au crible de la
technologie.
Qu'est-ce que cette technologie ? Une base
essentielle de l'enseignement culinaire, parce que la réflexion sur le geste,
indispensable condition de l'enseignement, est de la technologie. à côté de cette
technologie proche de la technique, il y a une technologie qui prend plus de recul, en
allant chercher dans les sciences des idées qui sont ensuite appliquées à la technique,
la bouleversant souvent de fond en comble. Par exemple, la grande mode actuelle de la
'cuisine moléculaire' résulte de l'application technologique de la gastronomie moléculaire. Dans cette affaire, aucune
place pour de la 'technologie appliquée', car la technologie est précisément
appliquée. Je le répète : la technologie, c'est soit la réflexion sur la technique,
soit son perfectionnement par application des sciences à la technique. Ce que l'on
applique, ce sont les résultats de la science. D'ailleurs, notre rêve nous conduit sans
doute à imaginer que les cours de technologie soient d'une part théoriques, et d'autre
part pratiques, car on n'oublie pas le proverbe chinois qui dit : "J'écoute,
j'oublie ; je vois, je me souviens ; je fais, je comprends."
J'ai donc parlé de 'science'. En cuisine, la
science est la 'gastronomie moléculaire', et la technique est la technique culinaire. Il
semble légitime d'enseigner la technique culinaire, comme nous l'avons vu, mais il semble
également légitime d'enseigner la technologie culinaire. La 'technologie appliquée',
elle, me semble être une terminologie fautive pour désigner la technologie culinaire,
dans certains cas, et la technique culinaire, dans d'autres cas. Je propose une nouvelle
évolution, qui irait vers une dénomination plus claire et, surtout, juste.
Pas
de place pour la science appliquée
Je ne vois pas non plus de place
pour une prétendue 'science appliquée', parce que Louis Pasteur, le plus grand
microbiologiste de tous les temps, a bien expliqué que la 'science appliquée' est
quelque chose qui ne peut pas exister. Il y a la science, et les applications de la
science. Vous doutez ? Lisons Louis Pasteur dans les Comptes rendus du Congrès
viticole et séricicole de Lyon, 9-14 septembre 1872, p. 45-49 (séance du 11
septembre 1872) : "Souvenez-vous qu'il n'existe pas de sciences appliquées mais
seulement des applications de la science." Ici, la référence précise est
donnée pour que l'on comprenne bien qu'il ne s'agit pas d'élucubrations personnelles :
c'est bien Louis Pasteur qui parle. Il était si excédé d'entendre cette terminologie
qu'il a été jusqu'à écrire, dans un autre texte : "Non, mille fois non, il
n'existe pas une catégorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences
appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme
le fruit à l'arbre qui l'a porté." Enfin, mêlé à des questions
d'enseignement, il en a rajouté : "Une idée essentiellement fausse a été
mêlée aux discussions nombreuses soulevées par la création d'un enseignement
secondaire professionnel ; c'est qu'il existe des sciences appliquées. Il n'y a pas de
sciences appliquées. L'union même de ces mots est choquante. Mais il y a des
applications de la science, ce qui est bien différent. Puis, à côté des applications
de la science, il y a le métier, représenté par l'ouvrier plus ou moins habile.
L'enseignement du métier a un nom dans toutes les langues. Dans la nôtre, il
s'appelle l'apprentissage, que rien au monde ne peut remplacer."
Pourquoi Louis Pasteur était-il si véhément ?
Pourquoi disait-il que l'union des mots 'science' et 'appliquée' est choquante, à son
époque comme aujourd'hui ? Parce que la science se préoccupe, comme on l'a vu plus haut,
de chercher le mécanisme des phénomènes. Pourquoi les montagnes se dressent-elles ?
Pourquoi le ciel est-il bleu ? Pourquoi la surface du steak brunit-elle quand la viande
est sautée ? Cela, c'est de la science. à côté de cette science, il y a des
applications de la science : connaissant le mécanisme de formation de la montagne,
comment puis-je forer pour chercher du pétrole ? Connaissant les mécanismes de
brunissement de la viande, comment puis-je lui donner un goût puissant ? Cela, c'est
l'application de la science, la technologie, qui est une recherche, qui vise une
modification de la production technique, alors que la science, elle, ne s'en préoccupe
pas directement (sans quoi la science devient de la technologie).
Alors, voulons-nous vraiment conserver cette terminologie de la 'science appliquée', qui
est de la technologie ? Je crois que le nouvel enseignement dont nous devons rêver doit
s'en débarrasser
sans se
débarrasser - évidemment - ni des matières enseignées sous cette dénomination ni des
enseignants qui se chargent de cette matière. Bien sûr, il y a de la réflexion à avoir
pour déterminer quel est le 'référentiel' idéal, en
quelle matière, au fait ?
Aujourd'hui, le référentiel dit fautivement de
sciences appliquées se préoccupe de biochimie ou de microbiologie (une science ou une
technologie, selon les sujets abordés), d'hygiène (selon la façon dont on l'enseigne,
c'est soit de la technologie, soit de la science), de nutrition, (idem), de sécurité du
travail (ici, c'est clairement de la technologie). Jamais de sciences appliquées, puisque
cela n'existe pas. Toutefois, je suis confiant, parce que je sais que nombre de
professeurs et d'inspecteurs sont saisis de la question, et qu'ils travaillent pour
perfectionner encore le nouveau référentiel et l'adapter au mieux aux besoins des
élèves.
Les besoins des élèves ? Ils sont au coeur de l'affaire. Je fais le postulat que
l'enseignement ne doit pas former des ouvriers bons à être enchaînés sur des chaînes
de production, mais, au contraire, qu'il doit donner à des jeunes des capacités de s'adapter dans un monde qui s'adapte
aussi. Oui, le jeune cuisinier doit savoir qu'un poisson n'est pas un parallélépipède
pané ; cependant la formation qu'il reçoit doit le mettre en position de travailler,
soit dans un restaurant gastronomique, soit dans un groupe de restauration collective,
soit dans un bistrot, soit dans
Oui, il y a une composante manuelle dans la cuisine,
mais la tête doit toujours guider la main, sans quoi des catastrophes arrivent. Je ne
suis pas prêt d'oublier ce cas d'un jeune cuisinier à qui l'on disait de doubler la
recette de crème prise à la vanille, parce que 60 couverts étaient attendus au lieu de
30, et qui a doublé
la température de cuisson !
Je ne suis ni ministre ni inspecteur ni même professeur,
mais je sais que, à côté des répétitions de gestes, les recettes, quand elles sont
des protocoles à exécuter mécaniquement, sans réflexion, ne sont sans doute pas à
leur place dans un enseignement qui vise à élever les élèves. Je rêve que les
'recettes' de demain ne soient plus des protocoles, mais composées de deux parties : une
méthode technique, et aussi - j'y reviens après un détour - des idées artistiques ! Il
faut que la recette explique pourquoi elle propose d'associer le tilleul avec le
champignon de Paris, ou le romarin avec l'ananas, ou encore le vin blanc et l'ail avec le
lapin. Sans quoi, on n'aura pas enseigné l'art (culinaire). Dans le système pédagogique
de demain, il faut donc des cours d'art.
Ah, un point important : je ne vois pas pourquoi les recettes en général, pas seulement
dans un système d'enseignement, ne seraient pas ainsi composées !
Le cuisinier donne du bonheur, et s'il n'en donne pas, ses mets ne sont pas 'bons'. |
Enseigner
l'amour de la cuisine
pour donner du bonheur
L'amour, enfin
Le mot fait sourire,
pourtant on nous abreuve de 'convivialité', 'faire plaisir'
Le gastronome français
Jean-Anthelme Brillat-Savarin, il y a deux siècles déjà, disait que "convier
quelqu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu'il est sous notre
toit". Le cuisinier donne du bonheur, et s'il n'en donne pas, ses mets ne sont
pas 'bons'. Un soufflé gonflé ? Très bien. Avec bon goût ? Tant mieux. Mais jeté à
la figure du client ? Ce dernier ne revient pas. Ce client, ce convive, le cuisinier doit
apprendre à le chouchouter, à lui dire qu'il est aimé, à se préoccuper de son
bonheur. Quand on les interprète, bien des gestes des bons cuisiniers d'aujourd'hui
visent précisément à dire "je vous aime" au convive qui fréquente les
tables : quelle différence entre une brunoise bien disposée à la surface d'une pièce,
et celle qui serait jetée sans soin ! Quelle différence entre une assiette au marli bien
propre, et la même assiette dont la sauce a bavé ! Quelle différence entre une sauce
bien assaisonnée, et une sauce fade, ou au contraire, à l'acidité agressive !
Dans un cours, de quelle manière ces matières
devraient-elles être enseignées ? Un cours de technique ? Pourquoi pas. Un cours de
technologie ? Pourquoi pas aussi. Un cours d'art ? Pourquoi pas. Et pourquoi pas un cours
d'amour ? L'affichage explicite d'un tel cours, dans un futur enseignement culinaire,
aurait l'intérêt que les jeunes cuisiniers sauraient mieux qu'aujourd'hui encore que
l'amour est important, en cuisine.
Si l'on enseigne l'amour, l'art et la technique, doit-on séparer ces enseignements, ou
bien les grouper dans les mêmes cours ? Et à qui confier l'amour ? Et l'art ? Et la
technique ? L'association des trois matières dans les mêmes cours a l'inconvénient de
ne pas identifier les trois activités, et donc, de ne pas conduire à des réflexions
explicites sur ces 3 aspects. On l'aura compris, je ne livre pas des réponses, mais des
questions. Parce que les questions nous font avancer, alors que les réponses nous
laissent en plan.
Le
référentiel dont je rêve
Pour résumer, je rêve d'un 'référentiel'
qui serait composé de 3 parties : amour, art, technique, avec, pour chaque partie, des
parties scientifique (pas trop !), technologique, et technique. Il y aura de l'histoire,
pour que le passé soit présent, mais aussi de la recherche : il en existe déjà dans
plusieurs établissements d'enseignement d'hôtellerie-restauration sous le nom d'Ateliers
de gastronomie moléculaire (dans ces ateliers, les élèves et les professeurs cuisinent
des haricots verts avec et sans couvercle afin de découvrir expérimentalement si la
couleur change, par exemple). Les matières enseignées ? Comme on l'a vu, elles seront
déterminées sans oeillères à partir de ce qui est culturellement important (d'où
l'importance de l'histoire, notamment), à partir de ce qui est techniquement et
économiquement important, et surtout à partir de ce qui peut devenir techniquement et
économiquement important. Évidemment, pour mettre sur pied un tel référentiel, il
faudra des propositions (et non des récriminations !) fondées sur des travaux
pédagogiques : j'attends
Je ne doute pas que le monde de la cuisine saura viser ses
objectifs, sans se raccrocher désespérément à cette cuisine 'classique' ou
'traditionnelle' dont personne ne sait ce qu'elle est. La tradition, c'est ce qui se
transmet
mais nous voyons déjà comme traditionnelles les avancées de la 'nouvelle
cuisine' qui datent de quelques décennies, et nos enfants verront comme traditionnelles
les avancées des cuisiniers d'aujourd'hui. Les glaces à l'azote liquide, qui commencent
seulement à s'introduire en cuisine aujourd'hui, seront de vieilles lunes dans quelques
décennies. Qu'y aura-t-il après ?
Je milite pour la 'cuisine au note à note'
mais c'est une autre histoire, que je
raconterai une autre fois. < zzz22
LES ARTICLES D'HERVÉ THIS PARUS DANS L'HÔTELLERIE RESTAURATION Retrouvez les autres articles d'Hervé This dans le sujet interactif La gastronomie moléculaire sur www.lhotellerie.fr rubrique Sujets Interactifs, et profitez du forum pour partager vos expériences avec l'auteur ou pour lui poser vos questions. Abonnement annuel pour l'ensemble des Sujets Interactifs : 37 E pour les abonnés à L'Hôtellerie Restauration ; 47 E pour les non-abonnés. |
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L'Hôtellerie Restauration n° 2949 Magazine 3 novembre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE