du 26 octobre 2006 |
VÉRITABLE JULES VERNE MÉCONNU DE LA CUISINE
ALBERT ROBIDA AVAIT IMAGINÉ L'ALIMENTATION DU XXIE SIÈCLE
Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, Albert Robida*, célèbre chroniqueur de la société du futur, a décrit par des caricatures plutôt visionnaires notre façon de nous alimenter d'aujourd'hui.
Julia Csergo et Bernadette Gutel zzz44t zzz44g
Voyages très extraordinaires dans le Paris d'Albert Robida. À lire pour en savoir plus sur Albert Robida. Chez Paris Bibliothèque Éditions. |
Albert Robida imaginait dans Le Vin synthétique que demain le vin ne serait plus fabriqué de façon naturelle. On y ajoute aujourd'hui des copeaux de bois et on le désalcoolise. |
Aujourd'hui, l'innovation dans le marché de l'alimentation bat son plein. En effet, d'après Xavier Terlet de la société d'étude XTC chargée d'étudier pour le Sial les tendances mondiales en agro- alimentaires, "50 % des produits alimentaires que nous consommons aujourd'hui n'existaient pas sur le marché 5 ans auparavant". Cependant, c'est dans la seconde moitié du XIXe siècle que l'innovation alimentaire a connu un développement inégalé, un développement dû à la révolution industrielle et au triomphe des sciences et des techniques. On assiste à cette époque au développement des 'conserves' en fer blanc - qui abolissent la saisonnalité des produits - grâce aux gigantesques mécaniques que sont les chaudières, fourneaux, autoclaves. Les miracles d'instantanéité et d'intensité calorifique du gaz et de l'électricité, énergies nouvelles circulant dans des flux invisibles, modifient les techniques et les rythmes de cuisson des aliments symbolisés par le 'bifsteck électrique' apprécié de quelques amateurs que l'on disait alors 'électrisés'. De plus, les nouvelles technologies agricoles, la mise au point des engrais chimiques, les nouveaux moyens de transport… construisent un nouvel espace-temps de l'approvisionnement, ouvrent l'ère d'une abondance alimentaire qui semble sans limites. La chimie alliée à l'industrie met sur le marché de nouveaux aliments tels des bouillons en cubes, extraits et concentrés de viande à dissoudre dans de l'eau ou des aliments lyophilisés ou bien encore des produits similaires inférieurs comme la saccharine ou la margarine, des erzats, 'de faux produits' faits à base d'arômes et de colorants chimiques (confitures à base de lichens, de navets, de saccharine), chocolats issus de suifs divers, alcool de maïs donné pour cognac, huile de coton donnée pour huile d'olive…
Scientifique, cubiste et électrique
Toutes ces innovations alimentaires
intriguent, inquiètent et fascinent les contemporains. Le poète Apollinaire
s'en inspire pour imaginer la cuisine futuriste : "La cuisine moderne, pense-t-il,
va devenir scientifique, c'est-à-dire cubiste, tout comme la peinture. On
vend déjà à Paris, du bouillon cubique et du beurre en parallélépipède
de trois milligrammes. Ce qu'il y a de plus singulier, ce sont les cubes destinés
à faire la soupe aux poireaux et aux pommes de
terre : on les vend dans le département du Puy-de-Dôme avec les boulettes
de trois grammes et quart dont on fait la soupe aux choux. La poudre avec laquelle
on prépare - en la délayant dans l'eau - d'excellentes tranches de saumon
fumé, a beaucoup de succès en Norvège." (1912)
Mais c'est surtout Albert Robida (1848-1926),
chroniqueur d'une société du futur vue comme une "indigestion de fonte
et d'acier", qui témoigne dans ses écrits et ses illustrations fantastiques
du fait que "toutes ces innovations, aussi folles qu'elles aient pu paraître
à ses contemporains, allaient devenir naturelles dans la 'société
électrique', uniforme, standardisée et résolument triste de demain".
Dans ce dessin intitulé Restauration synthétique, Albert Robida avait imaginé la cuisson en grandes marmites telle qu'elle se pratique de nos jours dans les cuisines centrales qui préparent de 800 à 15 000 couverts par jour. |
La Marmite Proveno de Metos à double enveloppe avec brasseur et d'une capacité de 40 à 300 litres utiles. |
IAA, cuisines centrales et
alicaments
* En 1883, Albert Robida
imagine dans son ouvrage Le Vingtième siècle, le spectacle effrayant
de "l'usine de la Grande Compagnie d'alimentation" où, sous l'oeil avisé
d'ingénieurs mécaniciens, des hauts fourneaux rôtisseurs font rôtir
20 000 poulets en même temps, et où des marmites de briques et fonte
font mijoter chacune 50 000 litres de bouillon. Le dispositif est complété
par l'abonnement à la Compagnie des particuliers, ainsi dispensés de
chef et de cuisinière, et chez lesquels la nourriture arrive par des tuyaux.
Ainsi, Albert Robida imaginait déjà les industries agroalimentaires
(IAA) qui se sont particulièrement développées dans les années
1970, époque à laquelle le niveau de vie des consommateurs est devenu
plus élevé, les rythmes de vie ont commencé à se modifier
(urbanisation, diminution des plages horaires accordées pour le déjeuner…),
et le regard sur les tâches domestiques a véritablement changé.
Époque à laquelle la restauration et la GMS (hyper et supermarchés)
se sont développées en parallèle.
En 1895, il imagine encore dans un autre ouvrage intitulé La Vie en pilules,
la "nourriture d'une année en 365 pilules". Là, Albert Robida
s'est trompé…
En 1919, il dessine pour l'ouvrage
En 1965, "le vin synthétique" où les arômes et les
bouquets déversent par des gigantesques cornues leurs flux chimiques dans les
tonneaux de sauternes vieux, de clos de vougeot ou de tokay. En 2003, un caviste-vinificateur
de Floride propose à ses clients d'élaborer leur vin eux-mêmes
en moins d'une heure en assemblant moûts, levures, copeaux de bois et autres
ingrédients pour créer un vin sur mesure.
En 1919, dans ses dessins pour
En 1965, ce sont toujours les mêmes cornues dont s'échappent les
flux de tripes à la mode de Caen, de gigot et de poulardes truffées
synthétiques auprès desquels les cuisiniers se servent dans "la restauration
synthétique". Il avait déjà imaginé les grandes marmites
utilisées par les cuisines centrales pour produire jusqu'à 15 000 repas
par jour.
Parmi sa vision de l'alimentation
du futur, c'est encore "le restaurant pharmaceutique" où des maîtres
d'hôtel stylés servent à leurs clients, sous l'autorité de
Gallien dont le buste trône au-dessus des tables, pilules, charbons, bromures,
phosphates de chaux… Cela, ne vous fait-il pas penser aux fameux alicaments
et compléments alimentaires d'aujourd'hui ?
De la vision caricaturale
à la réalité d'aujourd'hui
Albert
Robida avait donc une vision plutôt pessimiste de l'alimentation du futur.
Il est vrai qu'à partir des années 1950, où il a été
demandé aux agriculteurs et éleveurs de produire plus, l'agriculture intensive
a abusé d'engrais et de pesticides et l'élevage intensif, d'hormones puis
de farines animales. Il est vrai encore que les industries agroalimentaires utilisent
de nombreux additifs pour conserver, rehausser le goût, épaissir, gélifier,
émulsionner…
Il est vrai que les semenciers internationaux
veulent imposer les OGM (organismes génétiquement modifiés) que certains
considèrent dangereux pour la santé.
Mais pesticides, additifs, OGM font
l'objet de réglementations européennes sévères. Depuis le début
des années 1990-2000, ce que l'on reproche surtout aux produits agroalimentaires,
ce sont leurs teneurs élevées en matières grasses et en sucres qui
font qu'aujourd'hui il y a 300 millions d'obèses dans le monde dont 6 millions
en France. À la demande des gouvernements des pays riches, les industries
agroalimentaires ont revu ou revoient la composition nutritionnelle de leurs produits
(lire article page 40-41).
* www.robida.info
* Les dessins d'Albert Robida sont reproduits avec l'aimable autorisation
de la Bibliothèque historique de la ville de Paris.
Le Restaurant pharmaceutique
imaginé par Albert Robida est un "restaurant où les repas sont préparés sur
ordonnance par des pharmaciens diplômés, inventeurs de plats hygiéniques
renommés". Le discours 'hygiénistes' est très tendance aujourd'hui.
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L'Hôtellerie Restauration n° 3000 Hebdo 26 octobre 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE