du 26 octobre 2006 |
MISE À L'HONNEUR AUJOURD'HUI
LA GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE CONTRIBUERA-T-ELLE À LA CUISINE DE DEMAIN ?
Nous mangerons demain ce que nous décidons de manger… et ce que certains auront eu l'audace de proposer, avec ténacité.
Par Hervé This
Éclosion, un gâteau réalisé par Vincent Marie, professeur de pâtisserie à l'École Lenôtre à partir d'une invention d'Hervé This, le Chocolat Chantilly. |
Les cuisiniers doivent désormais penser à la santé de leurs convives en leur proposant des légumes et des fruits. Il est temps de chercher de meilleures façons de cuisiner les légumes pour conserver aux mieux leurs minéraux et vitamines. |
Quels
sont les développements culinaires actuels, et quelles seront les tendances
de demain ? Les développements actuels sont connus : que certains journalistes
réactionnaires le veuillent ou non, nous aurons demain de la cuisine moléculaire
parce qu'elle s'impose. Même un jeune cuisinier à qui l'on parviendrait
à faire penser que seule la cuisine française classique est 'bonne'
ne pourrait plus ignorer qu'il existe quelque chose d'autre, à côté…
et que ce quelque chose d'autre attire le public et les journalistes. Dans ce qui
lui a été transmis, non pas seulement par sa formation culinaire, mais
aussi par le bain culturel qu'il subit, il y a maintenant l'azote liquide qui fait
de superbes glaces et sorbets en quelques secondes, il y a les divers gélifiants
extraits des algues, qui se sont ajoutés ces dernières années à
la gélatine, il y a l'induction qui s'est ajoutée à la flamme du
feu, du gaz, à la chaleur des plaques électriques, il y a le 'chocolat
chantilly', mousse de chocolat sans oeufs, il y a tout ce que Pierre Gagnaire et
moi mettons chaque mois sur le site de Pierre, en ligne, gratuitement, afin que
ces innovations soient connues et utilisées. Et nous ne sommes pas seuls :
il y a les avancées de Ferran Adrià, de Heston Blumenthal et de tant
d'autres, qui ne cessent d'innover, démontrant ainsi aux mêmes critiques
gastronomiques réactionnaires que leur bataille est perdue.
Pis encore, toute la cuisine d'Escoffier est perdue,
comme l'avait été celle de Taillevent à la fin du Moyen Âge,
puis celle de Carême peu après la Révolution française. Il
n'est plus temps de regretter le passé ; nous ne reviendrons pas plus à
l'éclairage à la bougie ou aux voyages en char à boeufs que nous
ne reviendrons au rôtissage au feu de bois (j'entends, tous les jours, exclusivement),
et même si certains font encore les quenelles au tamis, je ne vois plus dans
les restaurants que des robots qui hachent finement la chair, parce que la loi sur
les 35 heures et un certain goût du confort ont imposé les machines.
Santé, sécurité
et goût
Allons, puisque le 'progrès'
est en marche (il l'a toujours été), il vaut mieux guider le cours des
choses dans une direction qui serait plus conforme à des valeurs essentielles.
En matière de cuisine, la santé est un facteur important, tout comme la
sécurité, et surtout, le goût.
La santé, tout d'abord
: à l'heure où sévit une pandémie d'obésité, à
l'heure où plus d'un tiers des jeunes Crétois (oui, les Crétois,
ce peuple qui disposait de ce régime crétois si vanté) est en surpoids
et obèse, les nations mobilisées enchaînent les campagnes d'information,
afin que les jeunes consomment davantage de fruits et de légumes, qu'ils fassent
plus d'exercice. Ces campagnes n'ont pas d'effet immédiat, mais elles sont
essentielles, pour que nos enfants ne meurent pas dans leur cinquantaine de maladies
cardiovasculaires. Les cuisiniers peuvent-ils apporter leur pierre à l'édifice
? Je crois qu'il y a beaucoup à faire pour rénover la cuisson des légumes.
Assez de la cuisson à la vapeur ou à l'anglaise ! Cherchons de meilleures
façons de mettre en valeur les propriétés des légumes. La
sécurité est un facteur à ne pas négliger, bien sûr,
et il ne faut pas s'attendre à ce que la réglementation s'assouplisse,
parce que chaque crise 'fait sauter les responsables', si bien que
les suivants adoptent des mesures pour éviter
les mêmes mésaventures. Les micro-organismes ont été largement
dans le collimateur des autorités sanitaires, mais sait-on assez que l'estragol,
produit présent dans l'estragon, est extrêmement dangereux ? Que la trimyristicine
de la noix de muscade est redoutable ? Les orchidées 'comestibles', aujourd'hui
vendues sur les marchés, sont-elles vraiment comestibles ? Les questions sont
innombrables, et je doute que l'attention ne se porte progressivement sur tous les
produits qui présentent quelque danger.
Le goût, enfin : son importance est liée
à la question de la santé, parce que la science de la nutrition a bien
montré que l'on mange moins si l'on mange bon. Manger bon, c'est manger des
variations de texture, de température, des contrastes de saveur, d'odeurs…
C'est tout cela, le goût, et il faut s'attendre à ce que sa meilleure
compréhension, relayée par un enseignement qui fera état des résultats
scientifiques, contribue à armer les jeunes cuisiniers, qui feront alors
des plats plus goûteux.
font>
Ferran Adrià, Heston Blumenthal et Pierre Gagnaire, au hit-parade du classement des cuisiniers réalisé par la revue britannique Restaurants, utilisent des applications de la gastronomie moléculaire. |
|
Une cuisine classique enrichie
de cuisine moderne
Quels plats ? Nous avons évoqué
la 'cuisine moléculaire', encore récemment mise à l'honneur
par le classement (idiot, j'en conviens) de la revue britannique
Restaurants :
1.
Ferran Adrià
2. Heston
Blumenthal
3. Pierre
Gagnaire, etc.
Tous trois utilisent des applications
de la gastronomie moléculaire. D'ailleurs, il faut profiter de l'occasion pour
apporter une rectification
supplémentaire : si Pierre Gagnaire
se laisse aller à utiliser des propositions que je lui fais, c'est par amitié,
et sans jamais sacrifier sur l'autel de la technologie l'aspect artistique de la
cuisine. D'une part, il n'a absolument pas besoin des innovations que je propose
(de même, Rembrandt pourrait dessiner au fusain) ; d'autre part, nombre de
propositions que je lui fais ne sont pas retenues, parce qu'elles ne correspondent
pas à sa vision artistique. Pierre ne fait pas de 'cuisine moléculaire'
; il fait de l'art culinaire selon Pierre Gagnaire.
Cela étant, la cuisine moléculaire
est déjà 'morte', puisqu'elle est à la mode : les novateurs d'aujourd'hui
ont certainement à coeur d'explorer des territoires nouveaux. La cuisine 'note
à note', qui fait usage de molécules pures (acide tartrique, glucose,
polyphénols…), commence à se pratiquer dans des restaurants du
monde entier, mais je préfère personnellement promouvoir la tendance nommée
'constructivisme culinaire', évoquée dans un précédent numéro.
Il y a de la place pour des explorations merveilleuses, des résultats extraordinaires,
puisque, enfin, le cuisinier peut prévoir les effets gustatifs de ses compositions.
Plus généralement, les présentations
de ces nouvelles tendances visent à faire comprendre qu'à côté
de la répétition des recettes classiques (on suit des protocoles, en variant
un peu les goûts), il y a de la place pour de la construction complète
du plat. Évidemment, c'est une cuisine bien plus difficile, mais pas moins
goûteuse, au contraire ! Rêvons du jour où les jeunes cuisiniers
passionnés, maîtrisant à la fois les constructions et les alliances
gustatives, proposeront des compositions qui s'ajouteront aux grands plats du passé.
Il n'y aura plus seulement la cuisine classique, mais la cuisine classique enrichie
de la cuisine moderne.
font>
Le futur par l'enseignement
et les échanges
Demain, de toute façon,
il faudra bien que l'enseignement culinaire change. Si des programmes d'éducation
nutritionnelle s'introduisent dans les écoles (lutter contre la pandémie
d'obésité !), les enfants qui se lanceront dans la carrière de cuisinier
auront des connaissances qui feront un socle dont les établissements culinaires
devront tenir compte. D'autre part, si les réflexions sur l'art culinaire et
'l'amour' que donne le cuisinier à ses convives ont assez avancé, grâce
à des réflexions menées par des individus ou par des groupes, les
référentiels pourront être perfectionnés, afin de tenir compte
des connaissances nouvelles : la cuisine de demain sera aussi celle que nous préparons
aujourd'hui. À ce jour, les idées fausses de cuisson par concentration
ou de cuisson par expansion sont en passe d'être éradiquées dans
le monde entier, parce
que la discipline scientifique nommée gastronomie moléculaire se développe
dans le monde entier. Leur disparition devrait aider les cuisiniers à cuisiner
différemment les plats classiques, et aussi à innover. D'ailleurs, ce
développement de la gastronomie moléculaire devrait aussi provoquer la
naissance d'un nouveau métier, celui de 'technologue culinaire'. Puisque la
science ne produit que des connaissances, ce sont des 'technologues' (en français,
on dit aussi des ingénieurs) qui sont chargés d'appliquer les résultats
obtenus.
La profession existe déjà en quelques
endroits du monde : Heston Blumenthal et Ferran Adrià, par exemple, emploient
chacun un technologue culinaire ! zzz44g zzz44s
Une fondation pour bâtir le futur
Qu'aurons-nous encore ? Je ne sais, mais
je suis heureux de mentionner ici la création récente de la Fondation
Science & Culture alimentaire, à l'Académie des sciences. |
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L'Hôtellerie Restauration n° 3000 Hebdo 26 octobre 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE