du 9 novembre2006 |
JURIDIQUE |
REVIREMENT DES TRIBUNAUX
Si les chambres d'hôtel sont un lieu privé, la Sacem n'a rien à y faire
Aujourd'hui, tous les établissements hôteliers de France, qui mettent à disposition de leurs clients des postes de télévision dans les chambres, sont tenus de verser une 'dîme' à la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (Sacem). Tous ? Non ! Un irréductible hôtelier parisien - Philippe Thomas, p.-d.g. des hôtels du Groupe Frontenac - tient tête depuis plusieurs années à ladite société. Ce professionnel averti vient d'obtenir gain de cause devant le tribunal d'instance du VIIIe arrondissement de Paris.
Par C. C.
"L'air
et la chanson", à Philippe Thomas - p.-d.g. des hôtels du Groupe
Frontenac -, on ne le lui fait pas. Et pour cause ! Avant de se lancer dans l'hôtellerie
et de constituer le Groupe Frontenac - composé de l'Hôtel Château
Frontenac, l'Hôtel Rochester, l'Hôtel Franklin Roosevelt et l'Hôtel
Splendide Étoile, 4 étoiles, tous implantés à Paris -, l'homme
a longtemps oeuvré dans le milieu du show-business, et plus précisément
dans l'industrie du disque. Autant dire qu'il en connaît un 'microsillon'
sur les droits d'auteur. Une expérience qui lui a certainement été
d'une grande utilité dans le combat qu'il a engagé contre la Sacem.
Voilà 5 ans en effet que ce businessman
averti joue les irréductibles face à ladite société. "Depuis
2001, la Sacem n'a cessé de me harceler et de faire pression sur moi afin d'essayer
de percevoir des droits d'auteur dans les chambres d'hôtel, lieux que j'estimais
privatifs", raconte l'intéressé. Et d'ajouter : "Elle est allée
jusqu'à m'envoyer des injonctions par huissiers à mon domicile privé,
ainsi qu'à ceux de mes deux fils - en leur qualité de mandataires sociaux
- en nous menaçant de poursuites devant les juridictions pénales."
Qu'à cela ne tienne. Philippe
Thomas n'est pas du genre à plier aussi facilement. Il résiste. D'autant
plus fortement qu'il s'estime dans son bon droit. "J'ai toujours considéré
que la société de la Sacem a mis en place, en toute illégalité,
son système de perception de redevances sur les téléviseurs dans
les chambres d'hôtel, en se référant à l'article L.122.2
du Code de la propriété intellectuelle", clame le p.-d.g. des hôtels
du Groupe Frontenac. Positions dont il n'a eu cesse d'ailleurs d'informer les organisations
professionnelles.
De fait, antérieurement à
2001, jamais la Sacem n'avait eu la prétention de percevoir des redevances
dans les lieux privés, et plus particulièrement dans les chambres d'hôtel.
3 jugements rendus le 9
juin 2006 condamnent la Sacem
Concrètement, Philippe
Thomas considère que la Sacem "a occulté volontairement d'anciennes
condamnations, dont l'arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 1971",
qui la condamne personnellement. Et de citer, preuve à l'appui, les termes
de cet arrêt, conforme aux dispositions des articles 27 et 45 de la loi du
11 mars 1957 : "Les chambres d'hôtel constituent un lieu privé…
La réception par les clients d'hôtel des oeuvres du répertoire de
la Sacem dans leur chambre est couverte par l'autorisation qu'elle a accordée,
à l'organisme émetteur, et ne saurait donner lieu au paiement de redevance."
Des arguments que l'institution
rejette, jugeant que l'arrêt du 23 novembre 1971 était devenu obsolète,
et qu'il y avait inversion de jurisprudence en se référant à l'arrêt
du 6 avril 1994 (affaire CNN/Novotel). "Arrêt dans lequel la Sacem n'était
ni en cause ni partie prenante puisqu'il s'agissait d'un refus de la chaîne
d'hôtels de payer les
droits
de télévision à péage", précise Philippe Thomas. Tel
Le Dernier des Mohicans, le président
des hôtels du Groupe Frontenac n'en démord pas. Aidés de ses avocats
-maître Michelle Solaro-Laporte et maître Marie-Anne Laporte - et s'investissant
à fond dans le dossier, il fourbit ses armes maintenant qu'il n'y avait pas
inversion de jurisprudence. "J'en ai fait une question de principe. D'autant
que le droit prévoit que nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à
une jurisprudence figée", avoue-t-il. Devant tant de ténacité,
la Sacem assigne 3 de ses établissements devant le tribunal d'instance du VIIIe
arrondissement.
Le verdict tombe le 9 juin dernier. Les 3 jugements
condamnent le demandeur et valident les positions soutenues par Philippe Thomas
et ses avocats. Cerise sur le gâteau : le tribunal a jugé les méthodes
employées par la Sacem "d'inadmissibles". "Attendu que les nombreuses
réclamations et mises en demeure de la Sacem ont causé au défenseur
un préjudice évident", il condamne la Société des Auteurs,
Compositeurs et Éditeurs de Musique à verser des dommages-intérêts
aux hôtels assignés, ainsi qu'à Philippe Thomas. Jugements - soulignons-le
- exécutoires.
Une victoire du pot de terre contre
le pot de fer qui fait aujourd'hui l'objet d'un appel. À suivre donc avec
attention !
zzz66h
L'avis du juriste Christian Savatier
Au-delà de l'évident satisfecit
de cette victoire pour la profession, l'arrêt du tribunal semble ouvrir une
véritable brèche dans le blindage juridique dont s'entoure la Sacem. C'est
depuis un arrêt de la Cour de cassation de 1994 (arrêt CNN) que la Sacem
s'est en effet estimée en droit de récolter une redevance auprès
des hôteliers lorsque ceux-ci mettent des postes de télévision dans
leurs chambres.
À cette époque, un hôtelier avait été
condamné par la Cour de cassation pour avoir mis à disposition de sa
clientèle, dans leur chambre, des téléviseurs diffusant, via un réseau
câblé interne, les programmes de la chaîne CNN sans avoir sollicité
d'autorisation de cette dernière. La chaîne avait alors attaqué
l'hôtelier, estimant que cette mise à disposition de ses programmes
contrevenait à la loi sur le droit d'auteur. Ce texte dispose en effet, en
son article L.122-2, que "la représentation [N.D.L.R : l'un des droits
des auteurs] consiste dans la communication de l'oeuvre au public par un procédé
quelconque, et notamment :
1.
Par
récitation publique, exécution lyrique, représentation dramatique,
présentation publique, projection publique et transmission dans un lieu public
de l'oeuvre télédiffusée.
2.
Par télédiffusion. La télédiffusion s'entend de la diffusion
par tout procédé de télécommunication de sons, d'images, de
documents, de données et de messages de toute nature."
Toute représentation nécessitant l'autorisation de son
auteur, l'hôtelier, pour CNN, contrevenait à ce droit en diffusant
sans autorisation (et donc sans paiement) ses programmes auprès de ses clients.
Pour CNN toujours, la représentation était caractérisée
par le fait que l'hôtelier mettait les programmes à disposition d'un
public nouveau. De fait, pour le diffuseur, l'ensemble des clients des chambres
d'hôtel constituait un public nouveau, différent des spectateurs habituels
de la chaîne ; à ce titre, l'hôtelier ne devait donc pas être
autorisé à diffuser cette chaîne dans les chambres sans accord
préalable de CNN. C'est cette interprétation qu'a suivie à l'époque
la Cour de cassation, qui a, au surplus, considéré que la chambre d'hôtel
ne pouvait pas être considérée comme un lieu privé ouvrant
droit à exception (les diffusions d'une oeuvre dans une sphère privée
ne nécessitant, quant à elles, pas d'autorisations).
La Sacem s'engouffre dans la brèche
CNN pour réclamer une redevance aux hôteliers
La Sacem, qui, depuis longtemps déjà,
considérait qu'elle était en droit de réclamer des redevances en
cas de mise à disposition de téléviseurs au public (ex. : dans
une salle de bar au titre des reproductions et représentations des oeuvres musicales
et humoristiques dont elle a la charge de la protection), a lancé son 'char'
sur l'autostrade ouverte par la Cour de cassation, et s'est dépêchée
de faire acquitter la redevance à tous les hôteliers qui mettaient
un téléviseur dans les chambres de leur hôtel : la Cour de cassation
considère que les clients des chambres d'hôtel forment un public à
part entière. Parfait, cela nous permet de demander des redevances pour la
diffusion de nos oeuvres au public constitué par les clients des hôtels…
!
Trois des quatre hôtels du Groupe Frontenac ont obtenu gain de cause contre la Sacem : l'Hôtel Château Frontenac, l'Hôtel Rochester et l'Hôtel D. Franklin Roosevelt. |
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Contestée maintenant par un
tribunal d'instance de Paris
C'est cette interprétation de la Cour
de cassation qui est aujourd'hui mise à mal par le tribunal d'instance du
VIIIe arrondissement de Paris. En effet,
les avocats du Groupe Frontenac - cabinet Solaro-Laporte - ont soulevé la question
de la notion de 'lieu public' exigée par l'alinéa 1 de l'article 122-2
du Code de la propriété intellectuelle. Si l'hôtelier convient que
la loi exige que la diffusion d'une oeuvre doive être autorisée lorsqu'elle
est faite à destination d'un public, la loi exige également (alinéa
1 de l'article L.122-2) que cette diffusion soit faite dans un 'lieu public' ; or,
pour les avocats de l'Hôtel Franklin Roosevelt, une chambre d'hôtel
doit être considérée comme un lieu privé. À travers
une argumentation précise, le tribunal a fait droit à cette interprétation,
et a effectivement considéré que la chambre d'hôtel était bien
un lieu privé : l'hôtelier ayant le devoir absolu "de respecter le
droit à jouissance personnelle des lieux par le client, à partir du
moment où celui-ci s'est acquitté des droits pour la nuit", la chambre
ne peut être considérée comme un lieu public. À ce titre,
les critères cumulatifs exigés par la loi (diffusion "au public"
et dans un "lieu" public) n'étant pas remplis, la Sacem ne serait donc
pas en droit de réclamer une quelconque redevance à l'hôtelier.
Au surplus, dans sa décision, le tribunal enfonce le 'menhir'
sur le casque de la Sacem en précisant que celle-ci perçoit déjà
des diffuseurs des redevances qu'elle reverse aux auteurs d'oeuvres musicales. À
demi-mot, le tribunal semble ainsi insinuer que la perception par la Sacem de nouvelles
redevances auprès des hôteliers ne trouverait, en conséquence, aucune
justification.
Les hôteliers ne doivent pas
crier victoire trop vite
Que doivent faire nos lecteurs hôteliers
suite à cette décision ? Nous estimons que la plus grande prudence s'impose.
En effet, si la position du tribunal d'instance est audacieuse, et à ce titre,
méritoire, elle nous semble toutefois marginale tant du point de vue de la
jurisprudence établie que de la doctrine, à la fois en France et en
Europe. Une affaire similaire est d'ailleurs actuellement en discussion auprès
de la Cour de justice des Communautés européennes afin de vérifier
la conformité des pratiques de perception de redevances des sociétés
de gestion collective auprès des hôteliers vis-à-vis des directives
européennes sur le droit d'auteur. La question est donc délicate, et sa
solution, en conséquence, incertaine.
Cette décision fait l'objet d'un
appel
Cette décision du tribunal d'instance
n'est d'ailleurs pas définitive, la Sacem ayant aiguisé ses pilums et
fait appel. En conséquence, en l'absence de décision définitive en
dernier ressort, il nous est impossible de parler d'un revirement de jurisprudence,
et donc impossible de conseiller à nos lecteurs de cesser les versements
des redevances Sacem.
Nous conseillons donc aux hôteliers de poursuivre les paiements
des redevances pour les postes de télévision mis à disposition
de leur clientèle dans les chambres. En revanche, si la jurisprudence évolue
positivement, et si la Sacem perd en appel (puis, éventuellement, en Cassation),
il sera par la suite possible d'intenter une action dite 'en répétition
de l'indu' permettant de réclamer les sommes indûment versées à
la Sacem, et ce, sur une durée de 30 ans maximum à compter de la date
de l'action, intérêts en sus. Nous conseillons ainsi de conserver précieusement
l'ensemble des appels de redevance transmis par la Sacem pour l'éventualité
où ce revirement de jurisprudence se confirmerait.
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L'Hôtellerie Restauration n° 3002 Hebdo 9 novembre 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE