du 21 décembre 2006 |
VIE PROFESSIONNELLE |
FAITS DE SOCIÉTÉ
ENTRETIEN CROISÉ ENTRE ANDRÉ DAGUIN ET LE CRIMINOLOGUE INTERNATIONAL ALAIN BAUER
Y a-t-il davantage de violence qu'il y a 20 ans ? Un bistrot participe-t-il à la sécurisation d'un quartier ? Questions-réponses entre le président de l'Umih, André Daguin, et le président du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance, Alain Bauer.
Propos recueillis par Sylvie Soubes
André Daguin :
Lors
d'une émission de radio, j'ai dit un jour que le goût avait sa place
n'importe où. Y compris dans les prisons. L'assistante sociale de la prison
de Bayonne m'a pris au mot, et elle m'a proposé de venir faire une démonstration
de cuisine. On m'avait fichu les escrocs d'un côté et les assassins de
l'autre. À mon grand étonnement, les assassins étaient plutôt
sympathiques.
Alain Bauer
: J'en ai connu de franchement
pas sympathiques. Vous n'aviez sans doute pas les criminels sexuels.
A. D. :
Non, j'avais l'assassin de colère.
A. B. :
L'assassin passionnel est toujours plus touchant. D'abord parce qu'il regrette souvent
son acte, et puis il récidive peu.
A. D. :
Est-ce
que les armes pour tuer son prochain ont beaucoup évolué au fil des siècles
?
A. B. :
Non,
pas tant que ça. Savez-vous quelle est l'arme de destruction massive la plus
développée de la 2e partie du XXe siècle ?
La machette. Elle a tué beaucoup plus, quantitativement, que tout le reste.
Ça laisse des cicatrices irréversibles. En général, ça
ne pardonne pas. Quant à l'arme à feu, elle est utilisée depuis
plus de 4 siècles. Avant, ce qui tuait le plus, c'étaient l'arc et l'arbalète.
A.
D. : En mettant au point
la PK, le Russe Mikhaïl Kalachnikov a eu la célébrité mais pas
la fortune.
A. B. :
La
kalachnikov, ça tire quoi qu'il arrive. Mais il faut savoir que ça
ne tire souvent pas droit. C'est une arme faite pour un usage tout temps et donc
sur laquelle il n'y a pas la précision ni la technicité du
Famas* par exemple. Avec une kalachnikov, vous
vous baladez dans la boue, vous passez au pôle Nord, vous vous roulez dans
le sable et vous tirez. Et ça fonctionne. Si Mikhaïl Kalachnikov était
né aux États-Unis, il aurait été multimilliardaire.
A. D. :
En
matière de crime, la recherche d'ADN apparaît souvent à la télé
comme un outil miracle. C'est le cas ?
A. B. :
L'ADN,
ça sert surtout à résoudre les affaires faciles et ça
peut poser beaucoup de problème dans les affaires compliquées. Il y a
l'exemple du faux ADN. Vous allez partir et quelqu'un va prendre votre verre. Si
la recherche porte sur ce verre, ce sera votre ADN qu'on trouvera et non celui du
coupable. Le problème de l'ADN est qu'il s'agit d'un élément qui
ne peut pas remplacer une enquête. En fait, la télévision amène
à considérer que c'est facile alors qu'une enquête criminelle
n'est jamais simple. Il peut aussi y avoir des erreurs de manipulation. Rares sont
les laboratoires, même américains, à ressembler à ce qu'on
voit à la télévision ou au cinéma. Cela permet surtout d'éclaircir
des dossiers dans lesquels les gens ont été condamnés injustement
à une époque où la technologie n'était pas disponible.
A. D. :
Que
penser de cette femme qui a tué ses nourrissons et qui les a conservés
dans le frigo ? C'est étrange comme comportement.
A. B. :
En matière de criminalité, les femmes sont en minorité dans tous
les cas de figure, sauf dans l'assassinat de leurs propres enfants. C'est un syndrome
particulier, une criminalité très spéciale. Souvent elles
commettent des erreurs volontaires par besoin
de se faire prendre. Il y a beaucoup de criminels qui ont besoin d'être reconnus,
notamment les multirécidivistes. Une partie d'entre eux vous écrit. Ils
vous expliquent ce qu'ils sont en train de faire, qu'ils ont déjà tué
X ou Y personnes. Ils vous laissent des messages. Être serial killer et n'être
connu de personne, ce n'est pas une carrière ! Aux États-Unis, la plupart
des serial killers sont des blancs d'une trentaine d'années issus de la classe
moyenne. Ce qui est frappant aussi, c'est que les pauvres ne tuent pas les riches.
Les pauvres tuent des pauvres et les riches tuent des riches. Les blancs ne tuent
pas les noirs et les noirs ne tuent pas les blancs. On est dans un processus très
segmenté. C'est une curiosité du système, qui commence à apparaître
aussi en France. Nous vivons la communautarisation de la criminalité. Souvent
auteurs et victimes se ressemblent.
A.
D. : Chacun chez soi. Ne
nous mélangeons pas s'il vous plaît.
A. B. :
Le
seul critère qui a toujours été géré de la même manière
depuis un millénaire, c'est l'homicide. Il a toujours été condamné.
L'enregistrement des statistiques d'homicides a d'abord été le fait des
paroisses, ensuite celui de l'état civil. En France, on est passé de 100
à 150 homicides pour 150 000 habitants, il y a 4 siècles à 2.
En fait, les processus de civilisation et d'urbanisation ont permis une division
par 75 de la mortalité violente.
A. D. :
Il
y a pourtant une recrudescence de la violence en ville aujourd'hui.
A. B. :
Entre 1950 et 1964, il y avait environ 500 000 crimes et délits enregistrés
par an. Entre 1964 et 1994, on est passé à 3,9 millions. Entre 1994
et 2002, on dépasse 4,1 millions. En 20 ans, le nombre de confrontations physiques
avec un agresseur est passé de moins de 100 000 par an à presque 500
000 l'année dernière. Alors que la criminalité générale,
les atteintes aux biens restent stables, le nombre de victimes ayant eu une confrontation
physique avec un agresseur a été multiplié par 5. Maintenant, laissons
les chiffres pour entrer dans le domaine de l'hypothèse avec l'effet pervers
de décision d'un opérateur qui n'est ni la police ni le criminel ni la
gendarmerie ni la justice. C'est l'assureur. Quel est le problème de l'assureur
? Protéger les biens. Ce n'est pas un bienfaiteur de l'humanité, sa relation
est assez simple : c'est celle qui existe entre la prime et le dommage. Quand il
a plusieurs centaines de milliers de cambriolages et de vols de véhicules,
il sanctuarise. C'est
un
mécanisme naturel. Quand on sanctuarise, on protège mieux les véhicules
et les biens avec des alarmes, des serrures, des vidéo surveillances, etc.
Qu'est-ce qui se passe alors ? Le petit criminel d'occasion, qui venait vous cambrioler
ou voler votre voiture quand vous n'étiez pas là, se redéploie.
Entre deux sanctuaires, sur la voie publique. Et qu'a-t-on installé sur la
voie publique ? Des distributeurs de billets et des téléphones portables.
Le petit criminel a alors deux options. Soit il devient honnête - ça
arrive, mais c'est rare -, soit il s'en prend à vous. Ses objectifs, ce sont
toujours vos biens. Sauf que pour les atteindre, il doit maintenant s'en prendre
à une personne.
A. D. :
Dans la profession, on défend le café comme un lieu de vie qui participe
à la sécurisation d'un quartier.
A. B. :
La sécurisation d'un espace public passe par l'ouverture d'un espace de vie.
C'est l'occupation du territoire. Tous les espaces publics ont compris ça.
Dans les gares, vous avez de plus en plus de petits kiosques. Le drame de la France,
c'est que pendant des années, elle a construit son espace urbain dans un esprit
de déshumanisation. Avant, un bus, c'était une entrée et une sortie
avec un conducteur et un contrôleur. Il y a encore peu de temps, au nom de
la fluidité et de la baisse des coûts, on a installé un conducteur-contrôleur-receveur,
et on peut entrer et sortir par où on veut. Nous avons créé les conditions
du problème. À Toulouse, certes le métro est automatique, mais
il y a des agents à toutes les entrées et sorties. Résultat, le
taux de criminalité et de fraude y est infinitésimal. À Paris,
la RATP, grâce à une remarquable direction de la sécurité,
a pris le même chemin. C'est la victoire du principe de réalité.
zzz74v
*Fusil d'assaut français.
Repères
Alain Bauer est criminologue et président du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance. Il enseigne dans des universités françaises et américaines. Il est également l'auteur de plusieurs ouvrages dont Géographie criminelle de la France aux Éditions Odile Jacob et Violences et insécurité urbaines collection, Que Sais-Je ?, Presses Universitaires de France. |
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