du 2 février 2006 |
ART CULINAIRE |
L'art du sucre s'est développé dans le sillage de l'art du verre, à Venise, à partir du XVe siècle dans le but de créer des décors de table d'un grand luxe et d'une grande préciosité. Aujourd'hui, chez les cuisiniers et les pâtissiers, artisans ou artistes du sucre, la tendance est à l'évolution. La manière d'appréhender cet art du sucre s'effectue désormais dans une démarche de plus en plus contemporaine.
Par Aube Cambon, historienne de l'art, spécialisée dans les arts de la table*
Des figurines de table à 'l'arachnée tourbillon de sucre filé'
L'art du sucre, version contemporaine
L'ART DU SUCRE DU XVE SIÈCLE À NOS JOURS
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Le verre et le sucre ont vu le jour dans le bassin méditerranéen, en Egypte et en Syrie pour le verre, et en Crète pour le sucre de canne. Mais, c'est à Venise que ces deux matériaux ont connu un essor artistique grâce aux arts de la table en particulier, qui se sont développés en parallèle avec l'évolution des goûts et des moeurs dans ce domaine, à savoir, une recherche de préciosité et de luxe toujours plus grande ainsi qu'un accroissement du goût pour le sucre. Les tables les plus riches se sont vues ornées de nombreux apprêts nouveaux et, en particulier, d'une multitude d'objets de table à vocation éphémère telles ces fameuses figurines de sucre filé ou moulé. Apparus à partir de la fin du XVe siècle, ces statues et objets de sucre, qui avaient le même aspect que le verre, translucides ou opaques, étaient nommés trionfi. D'autres matériaux alimentaires tels que le beurre, la pâte d'amandes, le parmesan ou la gélatine furent utilisés dans le même but. Tous ces aliments étaient employés comme des outils classiques de la sculpture afin de créer des oeuvres fragiles et éphémères. Cette possibilité d'imitation engendrée par le matériau sucre se retrouve dans la même démesure avec l'art du verre. Les tables se virent également décorées de coupes, d'aiguières en verre et notamment en 'cristallo' de Murano, un verre parfaitement incolore, transparent, sans bulle et d'un grand éclat de surface qui imitait à la perfection le cristal de roche puis, grâce à d'autres techniques verrières, en 'lattimo', destiné à imiter la porcelaine de Chine, ou encore en 'verre calcédoine' qui imitait la pierre du même nom ou le jaspe.
'Candi à la groseille' : Dans cette réalisation, Ferran Adrià, du restaurant El Bulli, a su trouver un équilibre tant gustatif que visuel. Source : Ferran Adrià El Bulli. |
Du sucre moulé à
l'isomalt, tout en limpidité
Alors que Venise perdait
le monopole de la création verrière et sucrière au profit d'autres
pays d'Europe, on assiste au XVIIIe siècle, en France, à
une survivance de ces décors illusionnistes de sucre à travers les décors
sablés si bien décrits par Menon dans divers ouvrages. Ces décors
sablés ont été progressivement abandonnés au profit la poudre
de marbre blanc censée reproduire sur les tables des parterres de jardins à
la française. Mais la mode des décorations sculptées en sucre est
toujours active durant le siècle des Lumières. La technique du sucre filé
apparaît en 1772, tandis que la technique du pastillage (sucre moulé)
trouve de nouveaux moyens
grâce à l'invention de la planche à pastillage. En ce qui concerne
les techniques proprement dites, il est clair que les confiseurs des temps anciens
ne possédaient pas les moyens technologiques dont nous disposons aujourd'hui
dans le domaine du sucre, et n'utilisaient guère que les procédés
du filé et du moulé. Cependant, la terminologie de l'art du sucre paraît
pour une grande partie avoir été calquée sur celle du verre même
si parfois l'application et le rendu ne sont pas tout à fait similaires.
En effet, les principales techniques de verre soufflé, du moulage (sucre coulé),
de pastillage, de givrage, de bullé ou du filé se retrouvent dans les
deux domaines. Enfin, l'apparition ces dernières années d'un nouveau produit
alimentaire issu de l'industrie et appelé isomalt a permis aux pâtissiers-confiseurs
actuels une application nouvelle. En effet, le sucre traditionnel lorsqu'il est
soufflé n'est jamais complètement transparent. L'isomalt permet d'obtenir
des créations non soufflées, d'une grande limpidité, se rapprochant
grandement en cela du cristallo vénitien puis du cristal de plomb inventé
à la fin du XVIIIe siècle tout en pouvant être coloré
plus aisément grâce à sa limpidité.
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Aujourd'hui, une recherche
à la fois esthétique et gustative
Depuis l'Ancien Régime
et particulièrement au XXe siècle, les techniques et les matériels
de ces deux domaines d'art se sont grandement perfectionnés permettant des
réalisations plus aisées, plus osées. Par ailleurs, dans l'art du
sucre des solutions ont été trouvées pour résoudre les problèmes
d'humidité et de conservation des oeuvres. De ce fait, pâtissiers et cuisiniers
utilisent plus que jamais le matériau sucre afin de réaliser de nombreux
décors de pâtisserie ou d'assiette. Pourtant, il semble que si la prouesse
technique est toujours au rendez-vous, celle d'une perception globale incluant une
démarche plasticienne associant art du goût et art visuel soit relativement
timide, du moins en ce qui concerne le secteur de la décoration en sucre. Cependant,
le sucre n'est-il pas fait pour être intégré à des réalisations,
certes éphémères, mais dans lesquelles
le goût et la vue ont tous les deux leur place et sont appréhendés
comme les composantes d'une oeuvre ou d'une réalisation globale ? La création
culinaire actuelle paraît être un bel exemple de ce propos puisque de
nombreuses recherches et des applications ont vu le jour ces dernières années
notamment dans la restauration. C'est ainsi que pour Pierre Gagnaire, à l'image
du peintre qui ne réinvente pas les couleurs de l'arc-en-ciel mais qui utilise
les couleurs autrement, la créativité naît de l'authenticité
et s'appuie sur la tradition. Pour lui, la création est un acte réussi
si le résultat s'inscrit comme une évidence de bon et de beau. C'est ainsi
que le sucre est travaillé, comme dans cette réalisation en sucre filé,
très difficile à effectuer à cause de l'atmosphère humide
et qui est en général réservée aux tables de fêtes. Intitulée
Emportée par une arachnée tourbillon de sucre filé, une grappe
de groseille et des feuilles de sauge et persil cristallisées, cette création
procure au cuisinier un sentiment de faiblesse pour ces cheveux d'ange effilés
dont l'instantanéité et la limite irréelle engendrent un bonheur
rare.
Pour l'autre réalisation Fraises prises
dans les glaces…, d'un sucre cuit translucide au parfum de cannelle et
d'orange, le cuisinier a cherché comment sublimer et élever ces fraises
des bois. Le résultat a donné un tableau formé d'un disque de caramel
fondant à la chaleur sur une pincée de fraises juxtaposées. Celles-ci
peuvent être saisies à la main et croquées comme un mendiant de
fruits secs. L'aspect visuel, le goût de la fraise et son essence ainsi qu'une
manière originale de consommer ce dessert ont donc été créés
ici par Pierre Gagnaire à l'aide du matériau sucre.
Et l'apparition de nouveaux
sucres
De la même manière,
Ferran Adrià, à Barcelone, a mis au point ces Candi à la
groseille, petits raviolis de groseilles croustillantes à base de sucre
et de groseilles. Ici, afin de d'équilibrer l'important degré d'acidité
de ce fruit, un équilibre, tant gustatif que visuel, a été trouvé
en utilisant une structure croustillante de sucre candi.
Mais pour Ferran Adrià,
la recherche sur les possibilités des matériaux alimentaires, et en particulier
du sucre, doit toujours aller plus loin. C'est ainsi que de nouveaux sucres ont
été élaborés comme notamment les sucres aux herbes, aux épices,
aux poudres sèches de fruits secs pralinés, au riz soufflé, au safran
ou au yaourt permettant de casser sa fonction traditionnelle de simple édulcorant.
Ces réalisations lui donnent un nouveau relief dans la composition des desserts.
Nous avons donc ici l'exemple d'une méthodologie de création issue d'un
art : l'art verrier. Celui-ci a constitué la base et une source majeure permettant
à l'art du sucre de se faire une place de choix dans les arts de la table
et les arts culinaires. Aujourd'hui, la création contemporaine dans le domaine
de la restauration semble poursuivre les recherches dans ce sens. Celle-ci se matérialise
par l'association de l'art du goût et de l'art visuel, qui s'inscrit dans
une démarche nouvelle et contemporaine comme on a pu le voir avec les quelques
exemples cités.
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* Conférence donnée à l'Institut européen de l'histoire de l'alimentation (IEHA) lors du forum 'Nouvelles tendances culinaires' - 2-3 décembre 2005 à Tours (37).
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L'Hôtellerie Restauration n° 2962 Magazine 2 février 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE