du 2 février 2006 |
FOCUS |
Haïti. Mi-décembre 2005. La presse occidentale titre déjà volontiers l'île du chaos. À cette date, Jean-Pierre Blanc, directeur général des cafés Malongo, sillonne le territoire. Chaque année, le torréfacteur va sur le terrain, à la rencontre des petits producteurs. Autre regard.
Par notre envoyée spéciale Sylvie Soubes
Haïti
a été un grand producteur de café lavé. Pourra-t-il le
redevenir ?
Pays producteur de café commerce équitable
Haïti, maux et merveilles
Dégustation de cafés au laboratoire de Tom Gato pour Jean-Pierre Blanc. |
Arrivé
deux jours plus tôt de Nice, le directeur général des cafés
Malongo, Jean-Pierre Blanc, débute son périple annuel en Haïti par
Thiotte. Lundi, le trajet s'arrête dans l'unique pension du canton. Le repas
terminé, les femmes débarrassent et rapprochent les deux tables. La réunion
aura lieu autour de la toile cirée. Luméri Mérisier, le doyen du
village, prend place. À ses côtés, Frito, Joseph, Roosevelt, Williams…
Tous sont membres de la Fédération des associations caféières
natives (FACN), organisation de producteurs inscrite au commerce équitable.
La lumière crue et vacillante qui emplit la pièce creuse les visages.
Les producteurs commencent. Sur la sellette : le prix d'achat de la 'marmite', unité
de mesure du café correspondant à une livre anglaise. Des acheteurs extérieurs ont payé 2 dollars
haïtiens, histoire de faire un coup et ne sont pas revenus. Jean-Pierre
Blanc écoute, prend note. En 2004, la route de Port-au-Prince, encore praticable
par endroits, a été totalement dévastée par un cyclone. Il faut
désormais entre 4 et 5 heures pour rejoindre la capitale, située seulement
à une centaine de kilomètres à vol d'oiseau. Il n'y a pas d'eau
courante. Les liaisons téléphoniques se dégradent. Et l'insécurité
gagne du terrain. Le torréfacteur comprend. Mais "Max Havelaar n'est pas
un système de compétition. C'est un mécanisme collectif, où
tout le monde est au même niveau. Le commerce équitable a été
fait pour garantir un prix plancher", explique-t-il. De 2000 à 2004,
le montant du prix de la marmite, fixé par les petits producteurs à
1,21 dollar US + 5 cents, correspondait à 2 fois le prix du marché.
"En 2005, reprend Jean-Pierre Blanc, des 'coyotes' ont été envoyés
pour faire monter les cours. Le prix du marché est effectivement passé
de 60 cents à 1,10 dollar, mais il est déjà redescendu à
90 cents." Et les quelque 50 millions de sacs annoncés par le Brésil
en 2006 ne vont pas améliorer les cotations. Si les paysans acquiescent, l'un
d'eux revient cependant à la charge. Pour le torréfacteur, les règles
de Flo, l'organisation mondiale de labellisation du commerce
équitable, sont claires : "Un producteur qui adhère à une coopérative
du commerce équitable ne peut pas vendre ailleurs." Et que "ceux qui
préfèrent écouter le chant des sirènes s'en aillent de la FACN",
finit-il par lâcher à contrecoeur. Le Français croit foncièrement
dans le "durable". Convictions acquises auprès du prêtre-ouvrier
Francisco Van der Hoff, fondateur du label Max Havelaar.
Le lendemain, une visite des caféières
- plantations - de Belle-Anse et du beneficio - lieu de traitement du café
après récolte - de Tom Gato est prévue. Frito Mérisier, 35 ans,
coiffe la double casquette de manager de l'Apkab (Association des producteurs de
café de l'arrondissement) et de président de la coordination des organisations
Flo Haïti. Il possède 3 ha. Le chemin emprunté grimpe en lacets.
Ciel azur et chaleur douce enveloppent la matinée. Partout, des bananiers,
des boischadecs, des caféiers. Au pied des arbustes, des impatiences sauvages
tapissent le sol de carmin et de rose. Un environnement riche et propice, qui contraste
avec la réalité économique du pays. "Ici, tout pousse", montre
Frito en attrapant un chadec. Un fruit entre orange et pamplemousse, dont la peau
donne des essences, la chair de la confiture et la pulpe un jus légèrement acidulé. Des activités complémentaires,
100 % commerce équitable si elles étaient mises en oeuvre.
Des routes détruites, difficilement praticables… |
|
Manque de formation
À Tom Gato - Tombe
Gâteau en créole -, Jean-Pierre Blanc est intrigué par un sac de
café à l'odeur suspect de moisi. Il retient l'employé qui va le
mélanger aux grains étalés sur le glacis, la surface où sèche
le café. "S'il fait ça, tout va être déclassé",
dit-il en se tournant vers le responsable qui s'approche, grommelle et se retranche
derrière un mauvais étiquetage des lots. Jean-Pierre Blanc fronce les
sourcils. "Quand le café est déclassé, c'est de l'argent en moins
dans la poche des petits producteurs", ajoute-t-il agacé. Absence de formation.
Dans le laboratoire, une dégustation de cafés cueillis à 600 mètres
et 400 mètres l'attend. Prometteurs, ceux-ci.
Le d.g. de Malongo doit maintenant
se rendre à Jacmel, en bord de mer des Antilles. Il faut remonter jusqu'à
Port-au-Prince puis redescendre pour relier cette autre zone de production du sud-est
de l'île. Les élections chauffent les esprits. "Le pays ne peut pas
sortir de là tant qu'il n'y aura pas une volonté politique", répète
Frito. Nous sommes mi-décembre. La date du 1er tour des présidentielles
a été reportée au 8 janvier. Et le sera encore…*
À l'entrée de la commune,
de larges banderoles plébiscitent l'ancien président et candidat René
Préval. La rumeur le désigne pourtant comme "l'homme de paille" de
Jean-Bertrand Aristide, l'ex chef d'Etat en exil. "C'est n'importe quoi",
s'insurgent les habitants. "René Préval est le seul à être
parti du gouvernement plus pauvre qu'il n'y est entré", affirme une fidèle
de 'Ti-René'.
Cap Rouge, dans les hauteurs, est au
programme du mercredi. Au bout de quelques kilomètres de piste, une lourde
pluie s'abat sur le 4 x 4. Dehors, malgré les bourrasques, des Haïtiens,
nu-pieds, avancent à rythme lent et régulier sur les cailloux boueux
et glissants. Un gamin fluet, vêtu d'un t-shirt trop long, machette en main,
coupe d'un geste sûr la feuille d'un herbacé géant et la met sur
sa tête avant de s'enfoncer seul dans la montagne. L'orage est
loin
derrière lorsque le véhicule stoppe devant le beneficio. À l'intérieur,
des sièges en rang d'église. En guise d'autel, une table de salle à
manger a été amenée. Mêmes interrogations qu'à Thiotte.
Le Français réclame alors une craie, et dans la pénombre, dessine
les courbes de la Bourse à même le mur. Assis, les paumes jointent
ou sur les genoux, les producteurs fixent le tracé.
En fin d'après-midi, dans Jacmel, Jean-Pierre
Blanc croise René Préval. Ti-René se souvient de leur précédente
rencontre, un an plus tôt. La scène se passe cette fois chez une amie
du présidentiable. L'entrevue, improvisée, va durer une vingtaine de minutes.
Le candidat Préval, bien que peu bavard, paraît satisfait. Les "valeurs
du durable" et l'aide apportée par la société niçoise
aux enfants des rues de Port-au-Prince vont dans le sens de la population. "C'est
vraiment bien ce que vous faites", réitère-t-il en partant. Le ton
est amical.
Désespérément vide,
l'embarcadère de Jacmel a été érigé pour accueillir paquebots
et navires de plaisance. L'ambition a tourné court. La longue rangée de
palmiers qui regarde la plage fredonne au vent sa langueur. Uniques vacanciers,
des rats jouent à cache-cache dans les pneus et la ferraille
qui jonchent l'estran. La fatigue de la journée rend ouvert au langage du site.
Vielles dames d'influence française, les maisons portent encore avec fierté
leurs balcons en colonnades et dentelles. Les quelques bâtisses restaurées
feraient pâlir de jalousie nos demoiselles de la Riviera. Sur la côte,
hôtels de construction récente et cabanons se partagent l'espace, souvent
de manière anarchique. Certains établissements, comme le Cyvadier-Plage,
sont de véritables jardins suspendus. De la terrasse des chambres, à
perte d'horizon, une eau bleu-vert et pure, encadrée par une végétation
luxuriante. Le ressac, assez violent lorsqu'il atteint la crique, s'étire ensuite
voluptueusement sur le sable fin. Calanque haïtienne, à la beauté
femelle, à l'usage de clients privilégiés. Ce soir-là, des
luthériens made in US. Pour Jean-Pierre Blanc, le retour à Port-au-Prince
constitue une succession de rendez-vous dont les horaires sont difficilement tenables,
tant la circulation est imprévisible. Récemment, des heurts ont éclaté
à Saint-Domingue entre la police et des étudiants haïtiens. Lors
du déplacement du président dominicain le 12 décembre dans la capitale,
des altercations sévères ont bloqué le centre, et les mouvements
de mécontentement ne sont toujours pas résorbés. Une quarantaine
d'enlèvements en moins de 3 semaines ont également été enregistrés
dans la capitale. Dans la nuit de lundi, place du Champs de Mars, une fusillade
a fait 6 morts et 10 blessés. Les manifestations de ras le bol de la population
se multiplient.
|
|
|
|
|
|
Don ou dette ?
Avec le professeur Frantz
Verella, le dirigeant de Malongo doit évoquer l'installation de relais Wimax
dans les régions de production. Des antennes à faible coût, qui
permettront d'améliorer les communications entre coopératives. Chantier
urgent. Il doit dans la foulée s'entretenir avec une consultante de la Banque
Interaméricaine de Développement (BID), chargée de piloter le financement
d'un projet d'appui à la compétitivité du café d'Haïti,
élaboré en partenariat avec l'Institut du café d'Haïti, l'Incah.
Le budget est de 1 140 000 dollars US. Jean-Pierre Blanc se renseigne : "À
l'origine, c'est un don ou ça vient gonfler la dette publique ?" Un don.
Une consolation, car le contenu est tourné entièrement vers le
post-production. "Alors que le problème haïtien est dans la productivité.
Ils ont le climat et le terrain pour le meilleur café qui soit, mais ils ont
perdu le savoir-faire", regrette Jean-Pierre Blanc. Haïti a été
un grand producteur de café lavé. Un des objectifs du projet ? L'organisation
d'un concours national annuel avec vente aux enchères du café. Comique,
lorsque l'on sait que les coopératives ne parviennent pas à fournir
les quantités demandées.
Dernière étape du voyage : Cap Haïtien.
Dans l'avion modèle réduit qui fait la navette s'entassent, pêle-mêle,
des membres de l'Union européenne dépêchés pour surveiller
les votes, reconnaissables à leur chemisette Hugo Boss et leur brushing impeccable.
Des hommes d'affaires en pantalon noir et chemise blanche. Des familles à
la progéniture pimpante et émouvante dans leurs habits
de
noce. Un bras s'agite près d'un minibus. C'est Loulou, le responsable de l'association
Recocarno, certifiée Flo, qui regroupe 8 coopératives et 26 beneficios.
Les retrouvailles sont chaleureuses, à l'image de l'animation qui règne
à la sortie de l'aéroport. Rien à voir avec les grilles et les
gardiens armés qui clôturent l'austère terminal de Port-au-Prince.
Pour l'heure, direction les caféières de Dondon dans l'atmosphère
soyeuse du matin. Les voies d'accès sont toujours aussi mauvaises. "La Minustah
(N.D.L.R. : Mission de stabilisation des Nation Unies en Haïti) nous aide
un peu à la reconstruction", commente brièvement Loulou. Creux,
bosses, flaques grisâtres dans lesquels les pneus s'enfoncent… Davantage
d'habitations en dur dans le paysage. Les subsides proviennent des expatriés.
Après une tasse de café revigorante, le Français fait le tour de
3 beneficios. Une femme dépose des cerises de café tout juste cueillies.
2/3 de rouge, 1/3 de déchets. Elle les a ramassées parce que la saison
tire à sa fin, sans réfléchir à la maturité des fruits.
Ailleurs, c'est la dépulpeuse qui ne fonctionne pas, faute de pièce de
rechange. "Pour augmenter les productions, il faudrait des moyens supplémentaires",
soupire Loulou. Le commerce équitable prévoit le préfinancement des
récoltes en début de saison. Des torréfacteurs prennent des intérêts
sur ce préfinancement. Pas Malongo. La solution ? Elle passe "par l'Incah
et les organismes internationaux", selon Jean-Pierre Blanc. En d'autres termes,
aux instances officielles d'aller au charbon poussées par des producteurs faisant
bloc. Oui, mais… Samedi, dernière ligne droite à Port-au-Prince.
Sous les lambris de bois peints de l'Hôtel Oloffson - fief du chanteur Ram
-, Jean-Pierre Blanc fait un ultime débriefing avec Jean-Marc Vital, le 'general
manager' de la FACN et créateur de Haïtian Bleu. Le point sur les achats
pour 2006. Et cette terrible envie de voir les Haïtiens s'approprier leur terre.
n
zzz24 zzz99
Cafés
Malongo
1re av. 9e rue
BP 121
06510 Carros
Tél. : 04 93 29 08 98
www.malongo.fr
* Alors que nous mettons sous presse la date du premier tour des élections a été reportée au 7 février.
Article précédent - Article suivant
Vos questions et vos remarques : Rejoignez le Forum des Blogs des Experts
L'Hôtellerie Restauration n° 2962 Magazine 2 février 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE