du 1er juin 2006 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fait partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invite à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été effectuées lors des ateliers de gastronomie moléculaire.
Il vous en explique les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.
Les tableaux conduisent à l'invention
Une méthode systématique pour créer de nouvelles recettes
Ce mois-ci, oublions tout ce que nous avons appris de la cuisine et cherchons à la réinventer, à partir d'un morceau de viande ou de poisson, en utilisant une méthode qui fut employée au début du XXe siècle par le chimiste russe Dmitri Mendeleiev pour classer les éléments chimiques. Nous retrouverons (évidemment) nombre de préparations culinaires anciennes, mais nous verrons aussi que cette méthode procure des idées nouvelles.
Par Hervé This
Voici la façon classique de servir le tartare. Toutefois, en regardant de près le tableau n° 2 (lire p. 26), vous pourrez imaginer de nombreuses recettes à partir de cette viande hachée : en le foisonnant (pour obtenir une mousse), en le mettant en suspension dans un liquide (bouillon, sauce …), dans de l'huile, en le soumettant à la chaleur (tomates farcies), en le mélangeant à des substances acides (vinaigre, citron) ou à l'alcool (EtOH). |
À
la fin du XIXe siècle, la chimie était perdue : on avait découvert
une foule d'éléments chimiques (le fer, le carbone, l'oxygène, l'iode,
le brome, le cuivre…), mais la liste était bien désordonnée.
Le chimiste russe Dmitri Mendeleiev eut alors l'idée de ceux qui avaient des
propriétés chimiques analogues tout en les ordonnant selon leur 'masse
moléculaire'. Après divers tests, il pensa à utiliser un tableau,
avec, en ligne, les propriétés, et en colonne, les masses moléculaires.
Quand tous les éléments chimiques connus furent rangés, Mendeleiev
vit qu'il restait des cases vides : il eut l'intelligence de prévoir que d'autres
éléments seraient trouvés pour les remplir et ces éléments
ainsi prévus furent découverts, avec les masses moléculaires et les
propriétés chimiques prévues !
Déjà, il y a quelques années,
j'ai repris la même méthode pour ordonner les cuissons et prévoir
la possibilité de nombreuses cuissons doubles. Pardonnez-moi mon manque d'imagination,
mais la méthode est belle, et elle s'applique dans tant de cas qu'il serait
honteux de ne s'en servir qu'une fois. Ce mois-ci, nous l'appliquerons aux transformations
de la viande, étant bien compris que le poisson, les oeufs, les fruits ou les
légumes relèvent du même traitement.
Premier paramètre : la
découpe de la viande
Partons donc de la viande.
En première approximation, c'est un ensemble de fibres qui contiennent de l'eau
et des protéines : non pas de l'albumine, mais surtout de l'actine et de la
myosine, protéines utiles à la contraction musculaire. À cette
viande, le cuisinier fait subir des transformations, soit physiques, soit chimiques.
Par exemple, il peut décider de laisser la viande entière ou de la diviser.
La diviser ? Il peut décider de faire des pavés, des feuilles, des lanières
ou des petits dés, et il peut, aussi, la déstructurer tant qu'il obtiendra
une solution des protéines dans l'eau.
Nommons les résultats obtenus
: il y a d'abord la viande entière, puis le tartare grossier, le 'carpaccio',
les lanières, le hachis fin et la 'solution' obtenue par déstructuration
complète de la viande, laquelle
libère les protéines dans l'eau. évidemment, les limites sont floues,
mais la classification s'impose : elle considère des objets par ordre de 'dimensions',
et un esprit juste n'aura aucune difficulté à distinguer des feuilles
et des cubes. Pour ceux que le flou gênerait, il resterait la possibilité
de passer au calcul. D'abord au calcul par ordre de grandeur : par exemple, un objet
est une feuille quand son épaisseur est au moins d'un ordre de grandeur (environ
10 fois) inférieur à la largeur et à la longueur.
2e paramètre
: les ajouts
Aux divers objets obtenus
par la première opération, ajoutons, retranchons quelque chose ou laissons
en l'état. Pour le physico-chimiste, le quelque chose peut être un gaz,
de l'eau, de l'huile, un solide. Par 'eau', il ne s'agit pas d'eau pure, mais de
toute solution aqueuse : par exemple, le jus d'orange, le vin, le bouillon sont
considérés comme de l'eau, parce que tous ces liquides sont majoritairement
composés d'eau. De même, par 'huile', on entend tout corps gras liquide
: chocolat fondu, foie gras fondu, huile d'olive ou de tournesol, fromage fondu,
beurre fondu… Les solides ? Cette fois, le choix est encore grand : noisette,
oeuf coagulé, grains de sucre…
Arrêtons-nous pour compter
le nombre de possibilités à ce stade. Puisque la première opération
a conduit à 5 possibilités et que nous avons 7 possibilités d'ajout,
nous arrivons maintenant à 35 produits différents (sans considérer
leur goût !).
3e paramètre
: les traitements physico-chimiques
Poursuivons en faisant subir
un traitement chimique à ces produits. Nous pouvons chauffer, de bien des
manières, ajouter un alcool, un acide, qui, chacun à leur façon,
provoqueront des transformations. L'action de la chaleur sur les mélanges d'eau
et de protéines est connue : elle provoque la 'coagulation'. L'action des acides,
également, est connue, puisque les poissons à la Tahitienne ne sont
autres que des chairs 'coctées' (c'est le mot qui a été choisi il
y a 3 ans par 90 % des 11 000 personnes consultées par
messagerie électronique) par l'acide. Par l'alcool ? Je vous invite à
faire l'expérience de verser une rasade d'alcool à 90 ° sur un
blanc d'oeuf afin d'observer la remarquable coagulation instantanée qui se produit.
L'effet est le même sur de la chair broyée, de viande ou de poisson,
et je propose de nommer 'coction à l'alcool' l'opération effectuée.
Soit 3 possibilités pour chacune des 35 possibilités précédentes,
ce qui nous conduit à un total de 105 possibilités élémentaires.
Examinons la première d'entre elles. Il s'agit
d'une viande laissée entière, à laquelle on n'a rien ajouté,
et qui a été chauffée. On sait assez que ce chauffage peut se faire
de nombreuses façons : le rôtissage n'est pas le braisage, lequel ne
se confond pas avec le sauté ! Autrement dit, chacune des cases du tableau
constitué peut encore se ramifier considérablement. Cet article ne suffira
pas à décrire l'ensemble des résultats accessibles, et nous sommes
condamnés à n'examiner que quelques cas, au hasard.
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Des centaines de nouvelles
recettes : en flânant dans les tableaux
Par exemple, imaginons que
nous ayons divisé la viande en lanières, que nous ayons aligné ces
lanières et que nous leur ayons ajouté de la viande broyée jusqu'à
obtenir une 'solution' ; si nous apportons de la chaleur, nous faisons coaguler
les protéines de la solution, ce qui fait une sorte de flan où seront
emprisonnées les lanières. Je vous recommande ce 'fibré', au goût
merveilleux. Celui, apparenté, qui s'obtient en plaçant les lanières
entrecroisées dans un gel de gélatine n'est pas mal non plus. Leur goût
? Tout dépendra des ingrédients que vous aurez employés. Pour ma
part, j'ai testé des lanières de flétan dans une royale de langoustines
(avec un peu de cognac) : le résultat était délicieux. Qu'aurait-il
été si un véritable artiste s'était attaqué à la
réalisation !
Un autre exemple amusant est
celui que l'on obtient quand on hache de la chair, qu'on la foisonne après
lui avoir ajouté un liquide, puis qu'on cuit l'ensemble. C'est alors une 'mousse
de viande' qui est obtenue si l'on part de viande, une 'mousse de poisson' si l'on
part de poisson.
Et avec des feuilles ? La tradition
veut que le carpaccio soit 'cocté' à l'acide, comme du poisson à
la Tahitienne, le jus de citron remplaçant le jus de citron vert. Toutefois,
bien des possibilités s'offrent au cuisinier, grâce au tableau précédemment
décrit. Par exemple, pourquoi ne pas empiler des feuilles de chair, en intercalant
des feuilles de pâte ? Cette fois, on obtient une sorte de lasagne, mais dont
la chair hachée a été remplacée par de la chair non hachée.
Dans la même veine, on peut inverser complètement le système : au
lieu d'alterner feuilles de pâte et viande hachée, alternons feuilles
de viande et semoule.
Allons, une dernière : ajoutons
de 'l'huile' à un hachis fin de chair et arrosons d'alcool ; pas de l'alcool
à brûler ni de l'alcool à 90 °, mais un bon alcool, cognac,
marc ou eau-de-vie : l'émulsion obtenue coagulera en surface seulement, si
la macération dans l'alcool est courte, mais elle se poursuivra plus en profondeur
si la macération est suffisamment longue. Le résultat ? Pour l'instant,
je n'ai qu'un numéro de case à lui donner comme nom, mais comme le chimiste
Louis-Jacques Thenard utilisa l'alcool éthylique pour préparer un extrait
de viande qu'il nomma 'osmazôme' (le terme fut popularisé par Jean-Anthelme
Brillat-Savarin), je propose de nommer 'émulsion de viande à la Thenard'
le résultat de cette dernière transformation. n
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Des centaines de possibilités à
explorer
Tableau de réflexion pour créer
de nouvelles recettes à partir de chair de viande ou de poisson. 3 paramètres
sont considérés :
1.
La
découpe de la chair
2. Les
ajouts (gaz, eau, huile, solide) et les retraits (eau)
3.
Les traitements chimiques : chaleur, acide, alcool (EtOH
Tableau n° 1 : Chair de viande ou de poisson entière
Ajouts-Retraits |
Traitements physico-chimiques |
Recette |
|
Sans ajout | Chair de viande | + Chaleur | - Grillée - Pochée - Rôtie - Sautée -Micro-ondes |
+ EtOH | À la Thenard | ||
+ Acide | À la Tahitienne | ||
+ Gaz | Entière Séchée Fumée |
+ Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Eau | Viande dans bouillon | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Huile | Viande dans huile | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Solide | Viande et solide | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
En saumure | + Chaleur | ||
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
En saumure de sucre | + Chaleur | ||
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Eau | Séché | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide |
*+ EtOH : Éthanol (alcool) |
Tableau n° 2 : Chair de viande ou de poisson divisée en particules
Particules |
Ajouts-Retraits |
Traitements physico-chimiques |
Recette |
||
Particules 3D Tartare grossier |
Sans ajout | Tartare grossier seul | Tartare grossier seul | + EtOH | |
+ Acide | |||||
Avec ajout | + Gaz | Tartare grossier foisonné | + Chaleur | ||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Eau | Suspension liquide de tartare | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Huile | Suspension huileuse de tartare | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Solide | Suspension solide | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
- Eau | Tartare séché | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
Particules 2D Carpaccio |
Sans ajout | Carpaccio seul | Carpaccio seul | + Chaleur | |
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
Avec ajout | + Gaz | Carpaccio foisonné | + Chaleur | ||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Eau | Suspension liquide de carpaccio | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Huile | Suspension huileuse de carpaccio | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Solide | Suspension solide de carpaccio | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
- Eau | Carpaccio séché | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
Particules 1D Lanières |
Sans ajout | Lanières seules | Lanières seules | + Chaleur | |
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
Avec ajout | + Gaz | Choucroute foisonnée de lanières de viande | + Chaleur | ||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Eau | Suspension liquide de lanières de viande | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Huile | Suspension huileuse | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Solide | Suspension solide de viande | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
- Eau | Lanières séchées de viande | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
Particules 0D Hachis |
Sans ajout | Hachis seul | Hachis seul | + Chaleur | |
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
Avec ajout | + Gaz | Hachis foisonné | + Chaleur | ||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Eau | Hachis détendu | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Huile | Hachis détendu à l'huile | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
+ Solide | Suspension solide de viande | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide | |||||
- Eau | Hachis séché | + Chaleur | |||
+ EtOH | |||||
+ Acide |
*+ EtOH : Éthanol (alcool) |
Tableau n° 3 : Chair de viande ou de poisson en solution
Ajouts-Retraits |
Traitements physico-chimiques |
Recette |
|
Sans ajout | Viande ou poisson en solution seule | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Gaz | Mousse liquide de viande | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Eau | Solution détendue de viande | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Huile | Émulsion de viande | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
+ Solide | Suspension d'un solide dans une solution de viande | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide | |||
- Eau | Solution de viande séchée | + Chaleur | |
+ EtOH | |||
+ Acide |
*+ EtOH : Éthanol (alcool) |
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L'Hôtellerie Restauration n° 2979 Magazine 1er juin 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE