du 7 décembre 2006 |
SUCCÈS |
Malgré ses soixante ans, l'esprit de ce temple de la gastronomie française demeure intact. Cela n'empêche pas des évolutions majeures tangibles qui séduisent chaque année davantage de clients. Tout est question d'équilibre entre tradition et modernité. Un mariage subtil conçu par le maître des lieux, Jean-Claude Vrinat. Et sa fille, Valérie.
Claire Cosson
Taillevent plus que jamais en prise avec son temps
Depuis
plus de 30 ans, c'est le même rituel. Tous les midis, à 11 h 45 précises,
et tous les soirs, à 18 h 45 pétantes, Jean-Claude Vrinat déjeune
et dîne à la table 1. La table 1 de son restaurant, j'ai nommé
bien sûr Taillevent. "Taillevent, c'est sa vie ! Normal qu'il y passe du
temps et goûte les plats proposés aux clients, confie avec respect
le chef des cuisines, Alain Solivérès. Et d'ajouter souriant, je peux
bien vous le dire : si Monsieur Vrinat ne cuisine pas, il sait par contre ce qu'est
une bonne cuisine." Ces derniers temps, les repas quotidiens du propriétaire
de ce temple de la gastronomie française prennent toutefois une nouvelle
tournure.
Une jeune femme le rejoint. Plutôt de manière
régulière. Étonnant pour cet ancien HEC (promotion 1959), élevé
chez les Oratoriens, dont certains de ses proches reconnaissent volontiers son petit
côté misogyne. Cette femme, la toute petite quarantaine séduisante,
d'une sensibilité rayonnante et le chignon haut placé, n'est néanmoins
pas une femme ordinaire. Il s'agit
de
sa fille, Valérie. "Ensemble, nous testons chacune des nouveautés salées
et sucrées avant de les mettre à la carte. Les vins, aussi. Mes remarques
intéressent mon père", avoue avec ferveur celle qui aujourd'hui seconde
Jean-Claude Vrinat sur tous les dossiers, et s'avère clairement destinée
à reprendre, le moment venu, les rênes de l'entreprise. Rien que les
regards échangés entre ces deux-là en disent long sur leur connivence
actuelle et leur respect mutuel. Jean-Claude Vrinat n'hésite d'ailleurs pas
à préciser : "Valérie travaille à mes côtés
depuis 20 ans. C'est mon bras droit et mon alter ego."
Un compliment venant de cette figure (discrète)
de la restauration française qui - non par froideur comme le pensent certains,
mais probablement par réserve ou bonne éducation - ne sait pas toujours
bien exprimer ses sentiments intimes.
Un travail subtil a été réalisé sur l'éclairage de la salle. |
Légendaire rigueur
Toujours est-il qu'avec
le temps, on évolue. Jean-Claude Vrinat n'échappe pas à la règle.
La maison Taillevent, non plus. À croire même que cette adresse parisienne
- nichée au coeur d'une bâtisse construite en 1852 par le duc de Morny
- qui a fêté ses 60 ans et s'offre une seconde jeunesse. Bien sûr,
la légendaire rigueur, l'obsession du détail et le sens du travail bien
fait qui habite le maître des lieux demeurent de mise. "J'ai remarqué
un détail au cours du déjeuner qui prouve que la maison est mal tenue",
souligne d'une moue narquoise Monsieur Vrinat. "Un couvert de travers, un dessous-de-bouteille
manquant ou un pouffe de fleurs mal centré, il voit tout", confesse Jean-Marie
Ancher, 1er maître d'hôtel. Et Jean-Claude Vrinat de poursuivre
: "Je suis un homme d'excès ! La passion m'entraîne."
Tout chez Taillevent témoigne
de cette passion originelle. D'autant plus intensément que la maison n'entend
en aucun cas faillir à sa réputation d'excellence. Voilà 33 ans
que le restaurant de la rue Lamenais arbore avec fierté ses 3 étoiles
au Michelin. "Et cela ne doit pas s'arrêter", répondent
à l'unisson le père et la fille. 33 ans "d'une pression extrême",
d'une remise en cause perpétuelle sachant que l'établissement - le chiffre
mérite d'être relevé - sert en moyenne de 120 couverts/jour avec
des pointes à 180. "Adolescente, j'étais folle furieuse contre Taillevent.
Il m'a pris mon père", se souvient
Valérie. "Dans la vie comme en gastronomie, rien n'est jamais définitivement
acquis", rétorque son aîné.
33 ans également d'une gestion affûtée
(Jacques Borel aurait vu jadis d'un bon oeil une association avec ce gestionnaire
hors pair) qui permet à cette structure familiale - contrairement à
d'autres sponsorisées par de grands noms de l'industrie agroalimentaire, des
banques ou gérées par des marques hôtelières - de tenir le
cap.
Pas de diversification à
outrance
"J'ai le devoir de transmettre
une entreprise saine. Mon impératif majeur : c'est que Taillevent ne soit pas
déficitaire sous peine de disparaître. Les marges sont encore possibles,
mais s'amenuisent", commente Jean-Claude Vrinat. Au terme du dernier exercice,
le groupe Taillevent - Taillevent SA (restaurant), Spivinco SA (les Caves Taillevent),
SCG V SA (L'Angle du Faubourg) et une holding de tête (SO CO GEM SA) - affiche
toujours cependant des résultats enviables. Le chiffre d'affaires global s'élève
ainsi à 15 ME pour un résultat net de 700 111 E. Quant à Taillevent
seul, il dégage un bénéfice de 485 250 E pour 6,4 ME de recettes.
Incontestablement, rigueur,
perfectionnisme, respect de la tradition et qualité ont du bon. N'empêche.
Il y a autre chose qui se cache derrière cette réussite. D'abord, le goût
de toujours prendre le train avant tout le monde. Notons que ce restaurant a installé
la climatisation dès 1977 ou encore mieux, a développé un logiciel
informatique adapté à ses besoins en 1981 (le parc totalise aujourd'hui
35 ordinateurs). Ajoutons à cela, l'ouverture des Caves Taillevent en 1987,
qui affichent à leur compteur - au cours du dernier exercice clos en mars
2006 - la vente de quelque 94 000 bouteilles et 1 190 magnums. Autre élément
majeur : Jean-Claude Vrinat s'est toujours refusé à trahir certaines
valeurs. Souhaitant conserver sa liberté tout en protégeant l'image de
marque de Taillevent, il a rejeté
le diktat du
marketing et les propositions de l'agroalimentaire.
S'agissant de la croissance de certaines de ses
activités, il les a tout juste prolongées mais non diversifiées comme
il le dit si bien. "Les Caves Taillevent se sont réalisées dans la
logique du mariage et des mets", explique notre homme. L'expérience du
Château Taillevent Robuchon à Tokyo (1994-2004) avait pour principal
but de faire rayonner l'art de
vivre
à la Française. Tout comme l'essor des boutiques (6) et autres corners
(12) au pays du Soleil levant. Quant au bistro contemporain, L'Angle du Faubourg,
l'idée de base (réussie avec 1 étoile au Michelin) était
tout bonnement de permettre à une clientèle plus jeune et moins aisée
de s'adonner aux plaisirs de la bonne chère.
Les
6 chefs de Taillevent 1946-1950 : Paul Cosnier 1950-1970 : Lucien Leheu 1970-1991 : Claude Deligne 1991-1999 : Philippe Legendre 1999-2002 : Michel del Burgo Depuis 2002 : Alain Solivérès |
Depuis l'arrivée d'Alain Solivérès, la cuisine a sensiblement évolué. "Je ne suis pas là pour tout révolutionner. Aujourd'hui néanmoins, la carte est moins classique, beaucoup plus ouverte." Épurés et authentiques à la fois, de nouveaux plats occupent désormais le devant de la scène : le Rouget à la brandade de merlu, l'Épeautre du pays de Sault en risotto aux cuisses de grenouilles ou bien encore le Chausson feuilleté de ris de veau. |
100 E DÉPENSÉS CHEZ TAILLEVENT Quels sont les destinataires ?
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Évolution sentie, non
subie
D'ailleurs en parlant de
clients, ils rajeunissent (50 ans en moyenne) aussi chez Taillevent. Pourtant, la
maison n'a jamais plié devant les canons (souvent éphémères)
de la mode. Loin s'en faut.
"Une évolution doit
être sentie, non subie", estime Jean-Claude Vrinat. L'adresse n'en reste
pas moins en prise avec son temps sachant marier subtilement tradition et modernité.
Allez donc y faire un petit tour (même sans cravate) ! Histoire de vous remettre
les pendules à l'heure. Vous y rencontrerez de jeunes couples, tout à
fait décontractés, fines gueules, heureux de s'offrir une des meilleures
tables de la haute cuisine française. Le tout à des prix assez abordables.
"Nous sommes le 3 étoiles le
moins cher de Paris", indique Jean-Claude Vrinat. "Notre verre de vin le
moins cher s'élève à 10 E. Nous proposons en outre un menu
à 70 E au déjeuner (changement toutes les semaines) qui fait
un véritable tabac", assure Valérie. Vous y verrez également,
une fois par an, un déjeuner unique en son genre organisé par le propriétaire
des lieux qui réunit 35 des meilleurs clients de Taillevent avec leurs fils.
Une diversité d'âge prometteuse pour l'avenir.
Tout comme l'est d'ailleurs la dynamique
équipe de salle, subtilement relookée après l'abandon du smoking
noir au profit de costume gris pour les maîtres d'hôtel et l'apparition
de vestes ocre clair pour les chefs de rang et commis. À noter aussi, la
juste distance adoptée avec la clientèle. Point d'austérité,
encore moins de condescendance. Juste de la complicité. "Nous plaisantons,
nous échangeons des mots amusants avec nos hôtes. Sans jamais dépasser
les limites qui nous sont imparties", observe Jean-Marie Ancher.
En salle, Jean-Marie Ancher (1er maître d'hôtel) et Marco Pelletier (sommelier), instaurent un climat de complicité avec les clients. |
Rénovation
tout en douceur
Côté décoration,
Taillevent réserve également pas mal de nouvelles surprises. "Si je
vais trop vite, les clients me disent : vous allez trop vite. Alors, on avance lentement,
mais sûrement", raconte Jean-Claude Vrinat. Ainsi depuis 2004, un vaste
programme de rénovation a été engagé, moyennant une enveloppe
de plus de 1 ME. Et tout en douceur certes, la maison s'est véritablement refait
une beauté. Un travail de fourmi auquel ont collaboré des noms prestigieux
tels les architectes Collet et Burger, les ateliers d'ébénisterie Bony,
le tapissier Droit Fil ou bien encore les luminaires Ozone, Delisle et Axo Light.
Un travail réalisé à quatre mains, celles du père et de la
fille. "Il a agi sur le fond, j'ai oeuvré sur les détails", précise
Valérie.
En l'occurrence, il y a pléthore
de détails (lire encadré p. 38). Ce qui n'est pas pour déplaire aux
convives. Après tout manger dans un cadre où les couleurs chaudes se sont
faites une place au soleil sous un éclairage remarquable, face aux tableaux
de Naggar et de lithographies originales de Friedlander ou de Piza, est fort agréable.
Tout comme l'observation des sculptures signées Machat. Pour une fois, les
nourritures terrestres alliées à l'art moderne satisfont papilles et
esprit.
D'autant plus aisément que la
cuisine n'est pas sans avoir évolué. "On ne peut pas dissocier un plat
d'un cadre. Taillevent ne fait certes pas du Ferran Adrià ou d'Hervé
This. En attendant, j'ai épousseté - en accord de Monsieur Vrinat - les
plats d'une autre époque. Et j'ai apporté ma sensibilité profondément
méditerranéenne", explique Alain Solivérès.
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Un site internet des plus
modernes
Résultat : le fameux
Boudin de homard, plat mythique de la maison, s'est envolé. Mais d'autres lui
ont succédé avec brio. À commencer par la Royale de Homard (inspirée
- racines obligent - d'une recette de Guillaume Tirel), l'Épeautre du pays
de Sault en risotto aux cuisses de grenouilles, suivi du Rouget à la brandade
de merlu, du Chausson feuilleté de ris de veau tétragone et gremoleta…
Une cuisine française en fait qui respecte les saisons et les saveurs. Une
cuisine où l'on sait d'emblée ce que l'on a dans l'assiette.
À cela s'adjoint une
carte de pâtisseries confectionnées par Alain Leconte, à faire
craquer les ayatollahs du sucre. Pâtisseries qu'affectionnent particulièrement
les 3 petits enfants (Charles, Louise et Pierre) de Jean-Claude Vrinat. Il n'est
pas rare du reste de croiser ce joli petit monde installé au labo s'essayant
à la douille ou battant des oeufs en neige. "Ils aiment venir chez Taillevent",
admet Valérie. L'aîné, Charles,
14
ans, rejoint son grand-père, le vendredi soir, pour partager sa table.
Une nouvelle donne qui réjouirait sans aucun
doute André Vrinat, le fondateur de Taillevent (1946). Lui qui autrefois
mit le pied à l'étrier de son fils Jean-Claude. L'avenir n'est pas encore
écrit…
Toujours est-il qu'il paraît
s'annoncer prometteur. Jetez un coup d'oeil sur le site internet (www.taillevent.com)
imaginé par Jean-Claude Vrinat lui-même. Il y a quelques leçons
à tirer en termes de modernité. Tout y est ! Y compris un
concours avec cadeaux à la clef. Pas
dans l'ère du temps, Taillevent !
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ÉLÉGANCE ET RAFFINEMENT
Près de 1 ME a été investi pour remettre au goût du jour ce temple de la gastronomie française. Une nouvelle décoration - conçue avec les architectes Collet et Burger - qui s'est réalisée tout en douceur afin de respecter l'esprit des lieux et celui des convives. Le nouveau visage de Taillevent allie le classique et le moderne dans une parfaite harmonie. Le tout ruisselle de détails déclinés sur des tonalités chaudes et contemporaines. À noter également la présence soutenue de l'art moderne, magnifié par un un superbe travail réalisé sur l'éclairage. Reste une dernière étape : renouveler l'argenterie, les lampes de table et puis les fleurs. À ce niveau-là, c'est tout un art ! |
LES DATES REPÈRES
1946
: André Vrinat ouvre
le restaurant Taillevent - baptisé en honneur du chef Guillaume Tirel,
connu pour son ouvrage Le Viandier - rue Saint-Georges, 75009 Paris |
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L'Hôtellerie Restauration n° 3006 Magazine 7 décembre 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE