du 11 janvier 2007 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Ce mois-ci, il nous explique pourquoi en restauration gastronomique chaque plat doit raconter une histoire.
Sans idée de fond, les plats ne sont que de pâles assemblages
Dans les plats que vous proposez à vos convives, quelle histoire racontez-vous ? Cette question s'impose parce que la cuisine est une forme de communication, surtout lorsqu'elle n'est pas un artisanat qui satisfait un besoin physique, mais un art.
Hervé This
Dans un assemblage en superposition, on obtient l'effet culinaire voulu par le cuisinier. |
Lors
d'un récent concours culinaire, je me suis hasardé à interroger
un candidat qui avait déposé, dans une (belle) assiette, du flétan
et de l'huître, accompagnés d'une sauce merveilleuse. Je simplifie la
description du plat, mais ce qui est utile de savoir pour notre discussion, c'est
qu'il y avait plusieurs masses séparées dans une grande assiette. Je rapproche
cette observation de celle que j'ai faite, lors d'un repas récent à
New York, dans un des plus grands restaurants de la ville : il y avait un dessert
servi dans une grande assiette carrée, composée de 4 coupelles carrées
plus petite où étaient répartis une crème prise dans l'une,
un baba élaboré dans l'autre, un sorbet dans la 3e et un gâteau
dans la 4e.
Le point commun entre ces 2 affaires ? C'est que
je n'ai pas compris ce que l'on me servait ! Bien sûr, j'ai saisi que je devais
manger chaque élément du dessert, mais 4 éléments séparés
ne font pas une assiette ; ils en font 4. Voilà qui est bien différent
d'un assemblage en superposition, où la fourchette vient prendre tous les éléments
qui ont été assemblés par le cuisinier. Le verre, aussi, guide la
cuillère, et permet que les jolies couches superposées dans le verre se
retrouvent dans la cuillère, la couche supérieure à l'avant, et
la couche inférieure à l'arrière. Dans ce cas, pas d'hésitation
: je mets la cuillère dans la bouche, et j'obtiens l'effet culinaire voulu
par le cuisiner. Constructions…
Pas d'oeuvres artistiques sans
histoire
J'ai interrogé le candidat
du concours qui avait juxtaposé le flétan, l'huître et le reste
: "Quelle histoire as-tu voulu raconter ?" "Quelle histoire ?", m'a-t-il
répondu.
L'histoire
de l'huître et du flétan, bien sûr : "J'avais envie de les livrer
à mes convives", répond-il. Oui, mais pourquoi de l'huître
et du flétan ? Et pourquoi pas, plutôt, de la palourde et du flétan
? J'entends la réponse : "Parce que l'huître a une consistance particulière
qui s'harmonise avec un flétan cuit comme il l'était, à basse température."
La réponse n'est pas satisfaisante, parce qu'elle ne répond pas à
la question. Oui, l'huître s'harmonise avec le flétan cuit à basse
température, mais à nouveau, quelle histoire veut-on raconter ? Et dans
le dessert new-yorkais, quelle était l'histoire racontée ?
Cette question s'impose parce que la cuisine est
une forme de communication, surtout lorsqu'il ne s'agit pas d'emplir le ventre (artisanat)
mais l'âme. Communication ? Que ce soit de la littérature, de la musique,
de la peinture…, il s'agit toujours de raconter une histoire. Quelle histoire,
dans le cas du flétan et de l'huître ? Ce ne peut pas être l'histoire
du flétan et de l'huître, parce que ce sont les mots qui racontent l'histoire,
et pas l'histoire elle-même. Alors ? Alors contemplons longuement, d'un
oeil
analytique, ce tableau de Léonard de Vinci où le peintre a représenté
des chevaux et des cavaliers qui se battent. Les chevaux, les cavaliers, ce sont
les 'mots' de l'histoire ; le flétan et l'huître, pour reprendre notre
exemple culinaire. Toutefois, ils ne font pas l'histoire, qui, elle, tient dans
l'idée suivante : les humains sont comme des animaux lorsqu'ils se battent.
Oui, regardez l'expression du visage des hommes et des chevaux, et vous verrez la
ressemblance. Cette 'histoire'
vient avant la matérialisation picturale, et Léonard de Vinci aurait pu
changer les protagonistes de l'histoire, sans changer l'histoire.
Dans ce tableau, Léonard de Vinci a voulu transmettre l'idée que les humains sont comme des animaux lorsqu'ils se battent. |
S'appuyer sur la tradition
n'est pas suffisant
Travaillez-vous ainsi ?
Mettez-vous toujours l'histoire avant les mots ? Les cuisiniers qui exécutent
des recettes se reposent paresseusement sur la 'tradition' pour raconter une histoire…
qui n'est que la tradition. La choucroute, pour l'Alsacien, c'est une façon
de se sentir Alsacien. Le cassoulet, une façon de voyager, lorsqu'on le mange
en Alsace. Toutefois, la tradition n'est pas tout, sans quoi nous en serions encore
à la cuisine de Guillaume Tirel, avec les sauces liées au pain, les
épices abondantes… Non, il y a eu du travail et des découvertes
: la pâte feuilletée, la sauce mayonnaise… Chaque génération
a travaillé, produit du nouveau, et on ne dira jamais assez que les mousses,
perles, bulles, gouttes, gels, sorbets à l'azote liquide et autres nouveautés
qui hérissent les cuisiniers et journalistes conservateurs seront, quoi qu'il
arrive, intégrés à la tradition : dans 20 ans, ils seront aussi
classiques que le sont aujourd'hui les jus épurés de la nouvelle cuisine.
Oui, la cuisine moléculaire
finira par mourir… Quand elle sera digérée et intégrée
à la cuisine classique, comme l'a été la nouvelle cuisine, qui
a balayé la lourde cuisine bourgeoise du début du XXe siècle.
Cette cuisine moléculaire se développera encore, parce qu'elle est à
la mode, les créateurs cherchant d'autres pistes, parce que de véritables
créateurs ne se satisfont pas d'une mode : ils la créent.
Mieux vaut transmettre un
sentiment, une idée
Revenons à cette
fameuse histoire que je réclame dans mes assiettes. Et si tout travail de cuisine
consistait à d'abord la poser, à identifier un sentiment, une idée
que l'on veut faire passer ? La cuisine gagnerait à observer les autres arts.
Par exemple, le morceau de musique intitulé Syrinx, de Claude Debussy,
met en scène un pâtre et une chèvre
qui gambadent. La voilà, l'histoire. Les notes de la partition, elles, évoquent
l'histoire. En cuisine, si l'artiste dispose de flétan, d'huîtres, de
beurre, etc., il peut effectuer 1 000 assemblages différents, 1 000 préparations
et cuissons différentes, mais pourquoi l'une d'elles plutôt que les autres
? Seule l'histoire bien identifiée impose la matérialisation du plat.
Ajoutons qu'il ne s'agit pas de reproduire nécessairement
des sensations culinaires. Bien sûr, nous pouvons avoir envie de transmettre
le bonheur que nous ressentions lorsque, enfant, nous mangions un véritable
sarasson ou bien une choucroute… Bien sûr, le cuisinier peut avoir envie
de faire partager des goûts qui l'ont ému, mais les peintres ne se sont
pas limités à faire partager des images, et Léonard de Vinci, en
particulier, n'a pas voulu montrer des chevaux et des hommes qui se battent. C'est
surtout une idée, un sentiment qu'il voulait transmettre. Histoire bien plus
forte que la simple représentation des hommes et des bêtes, qui aurait
eu une valeur anecdotique sans l'histoire qui sous-tendait la peinture. Je vous
répète la question : quelle histoire racontez-vous ?
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L'Hôtellerie Restauration n° 3011 Magazine 11 janvier 2007 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE