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du 31 janvier 2008
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

PRÉPARATIONS D'HIER ET DE DEMAIN

INNOVEZ AUTOUR DES ÉCHAUDÉS

On attend généralement de moi que je parle d'innovations. C'est exact, mais je propose, cette fois, à partir du thème 'des échaudés', de regarder loin derrière nous pour comprendre que les nouveautés les plus échevelées ne condamnent pas au rebut la cuisine du passé, bien au contraire.
Hervé This


Les gnocchis, préparation à base de farine que l'on échaude, font partie de la grande famille des échaudés.

Oui, je vous invite à lire le Ménagier de Paris, un "traité de morale et d'économie domestique composé vers 1393 par un bourgeois de Paris" (Régis Lehoucq Éditeur, Lille, 1992). Son sous-titre n'est pas 'branché' ! En effet, "morale", "économie domestique"… Tout cela fait bien vieux jeu… et a disparu des enseignements scolaires. Qu'importe, puisque ce texte nous montre notre passé culinaire, et puis, qui sait si la morale et l'économie domestiques ne reviendront pas demain ?
Notre Ménagier de Paris, donc, évoque les 'eschaudés'. De quoi s'agit-il ? Pour le dire, j'ai préféré vous livrer les recettes de Nicolas de Bonnefons, valet de chambre de Louis XIV, qui publia en 1655 ses Délices de la campagne, un livre extraordinairement intelligent et précis. Voici, par exemple, ses "echaudez aux oeufs & carnuaux" :
"À un boisseau de farine de pur froment, il faut cinq à six douzaines d'oeufs, & un posson de leveure claire, ou moins si elle est épaisse ; pour faire le levain, vous détremperez avec eau fort chaude (que l'on y puisse durer la main) un litron de la farine avec la leveure, & vous le mettrez dans une jatte, pour le laisser revenir l'espace d'une heure, pendant lequel temps vous détremperez le reste de la farine avec les oeufs, & au bout de l'heure, vous la mellerez avec son levain, y ajoutant un quartron de sel, avec trois livres de beurre frais fondu, comme pour le pain benist ; vous fraiserez bien la pâte avec le talon de la paulme de la main, ou la mettrez sous la broyoire, ou au moins sous le rouleau, puis vous façonnerez les Cornuaux, & les bassinerez dans l'Eau presque boüillante, & promptement ; ils paroistront comme s'ils flottoient sur l'Eau ; quand vous les aurez plongez deux ou trois fois, vous le retirerez de l'Eau chaude, avec quelque grande écumoire, les jetterez dans l'Eau fraische, & les retirez promptement, les mettant égouter sur une claye une ou deux heures, apres quoy vous les rangerez dans un panier sur une serviet
te blanche pour les porter à la cave ; ils s'y garderont en Esté au moins quatre jours sans se gâter ny aigrir, ou vous en pourrez prendre ce qu'en aurez besoin, pour mettre cuire au four doux."
Les Alsaciens auront reconnu des préparations qui s'apparent à leur Dampfnudel, mais la différence est le mode de cuisson : dans l'eau chaude pour les échaudés, d'où leur nom ; par de la vapeur (Dampf) dans le second cas. Les autres auront reconnu une façon de cuire où l'on jette dans l'eau bouillante de petites 'pâtisseries' que l'on considère cuites quand elles remontent à la surface : des gnocchis ?


L'arbre de classification des échaudés : un bon support d'innovation.

Fabriqués à partir de farine, d'oeufs ou de pétrissage
Bonnefons donne d'autres recettes, par exemple pour des 'eschaudez au beurre' : "Au boisseau de farine, il faut six livres de beurre frais, & un quartron de Sel ; faire le levain avec un posson de leveure & le gouverner comme pour ceux aux oeufs, les broyant encore plus."
On le voit, selon les cas, il y a de l'oeuf ou du travail. Ne reconnaît-on pas là les pâtes, qui sont soit faites de semoule travaillée, soit de farine et d'oeufs ? C'est que, en effet, la farine contient des petits grains qui n'ont pas de raison de tenir ensemble lors de la cuisson, sauf si l'on trouve un moyen de les faire tenir. Le pétrissage de la farine ou de la semoule, en présence d'un peu d'eau, produit un réseau de gluten, qui tient les grains d'amidon lors de la cuisson des pâtes sans oeuf. Pour obtenir ce réseau de gluten, il faut bien travailler la pâte : 'en la broyant encore plus'. Inversement, si l'on a mis de l'oeuf dans la farine, cet oeuf coagulera lors de la cuisson dans l'eau, et le gluten sera inutile.
Voilà pourquoi j'ai l'impression que tout cuisinier, tout pâtissier… et peut-être tout citoyen qui fait la cuisine devrait avoir, une fois dans sa vie, séparé le gluten de l'amidon. J'ai publié, par le passé, que l'expérience avait été réalisée pour la première fois en 1742 par Jacoppo Beccari, parce que c'est ce que j'avais lu dans de bons auteurs… mais j'avoue avoir donné une information fautive ! Dans les Éléments de physiologie du philosophe Denis Diderot, j'ai trouvé l'information suivante : "En Italie, M. Beccari, et à Strasbourg, MM. Kessel et Mayer, voulurent connaître les parties constituantes de la farine ; ils la lavèrent à plusieurs eaux ; ils en séparèrent l'amidon ; ils en tirèrent une substance qui ressemble beaucoup à une substance animale : aussitôt M. Rouelle à Paris, M. Macquer et les plus habiles de nos chimistes reprirent ces expériences et les poussèrent aussi loin qu'elles purent aller ; ils trouvèrent que l'amidon ne contenait, pour bien dire, que les parties végétales de la farine ; qu'en enlevant l'amidon, il restait un gluten qu'ils appelèrent végéto-animal : toutes ses parties sont si rapprochées et si liées entre elles qu'on ne peut les séparer : quand on le tire, il s'étend dans tous les sens ; et quand on l'abandonne, il se replie sur lui-même et reprend sa première forme, comme le fait le tissu de la peau qui tour à tour s'étend et se resserre."
De fait, c'est le gluten qui manque aux farines sans gluten pour retenir le dioxyde de carbone produit par les levures (les 'leveures' de Bonnefons) et former des boules qui gonflent : sans gluten, les pâtes qui fermentent s'étalent. D'où l'idée de séparer le gluten de la farine de blé et de le mêler à des farines de châtaignes, par exemple, pour obtenir des 'pains de châtaignes', et non des 'pains à la châtaigne', comme cela est pratiqué par le monde professionnel de la boulangerie. Je viens d'ailleurs de découvrir que cette 'invention' dont je me flattais… avait été faite par Antoine-Augustin Parmentier (Montdidier, 1737 - Paris, 1813), car ce dernier avait employé ce procédé pour obtenir des pains de pommes de terre. À noter aussi que de la farine 'torréfiée' (il suffit
de passer de la farine à la poêle, à sec, ou de la griller sous la salamandre) donne à la fois de la couleur et du goût à la mie.

Jetés dans l'eau bouillante ou cuits à la vapeur
Alors, Dampfnudel, échaudés, gnocchis ? Avant de faire notre tri, il faut savoir que les diverses recettes d'échaudés, produites dans le passé, n'ont pas toutes fait usage de levure. Parfois, il s'agit seulement de farine, avec une matière grasse, quelque fois des oeufs, mais toujours, les préparations sont jetées dans l'eau bouillante. Elles sont 'échaudées', au sens littéral du mot. Oui, les échaudés, ce sont des préparations à base de farine que l'on échaude, que l'on met dans l'eau chaude.
Pourquoi parler de gnocchis, alors ? Je sais qu'il y a des gnocchis à la parisienne, à la tyrolienne, à la romaine, à la piémontaise… Le mot vient de l'italien nocchio, qui désigne les noeuds dans le bois, mais la forme semble être une caractéristique moins intéressante que le procédé. Je rappelle que les pâtes résultent du même procédé que les gnocchis. La catégorie technologique dont il est question ? L'échaudage ! Et voilà pourquoi je propose de réhabiliter le nom d''échaudés', qui dit si bien ce dont il s'agit.
À quoi bon ? À innover, bien sûr, mais avant d'arriver à ce point, je dois absolument m'arrêter sur le mot 'technologie', que j'ai prononcé… parce que 'ma plume n'est pas encore sèche' d'avoir écrit un livre sur ce thème : Science, technologie, technique (culinaires) : quelles relations ? (à paraître bientôt). C'est le livre du cours 2008 de gastronomie moléculaire, un cours public et gratuit qui se tient à l'AgroParisTech, une fois par an, sur deux jours. Cette année, il s'agissait d'examiner les 'innovations' qui ont été introduites, par application des données de la science, depuis une vingtaine d'années. Il ne s'agissait pas de se taper sur la poitrine, mais de chercher si nous pourrions dégager des idées générales pour faire d'autres 'inventions'.
Par exemple, l'une des catégories technologiques dégagées est la 'généralisation'. Voyons sur l'exemple des échaudés de quoi il s'agit. Nous avons vu que les gnocchis et les pâtes ne diffèrent, au fond, que par la forme : les gnocchis sont des pâtes en forme de petits noeuds. Oui, mais toutes les formes sont possibles, toutes les tailles, du petit gnocchi à la parisienne au gros Dampfnudeln, qui atteint
jusqu'à une dizaine de centimètres de diamètre, et qui peut même être farci. En réalité, le Dampfnudel et le gnocchi me semblent appartenir à des catégories différentes.

Classés dans la catégorie 'pâtisserie'
La catégorie commune à laquelle ils appartiennent est la pâtisserie, parce qu'il est question de pâte, donc de farine et d'eau (je rappelle que l'oeuf, c'est de l'eau pour 90 % dans le blanc, et pour 50 % dans le jaune). Dans cette catégorie, on voit deux groupes : les pâtisseries tenues par le gluten et celles qui sont tenues par l'oeuf. Pour chacune, il y a des sous-catégories, déterminées par la présence ou non de levure : quand elle est présente, cette dernière fait gonfler la pâte avant la cuisson, donnant une structure alvéolée, d'ailleurs bien différente de celle qui est obtenue par utilisation de blancs d'oeufs battus en neige ou de poudre levante (qu'il serait bon de ne pas nommer 'levure chimique', parce que cela n'a rien à voir, tout comme il ne faut pas nommer 'gélatines' les nouveaux agents gélifiants que sont les alginates, agar-agar, etc., sans quoi nous devrions aussi nommer - logiquement - de ce nom l'oeuf, qui fait prendre en masse et, en réalité, gélifier).
Et tant que nous y sommes à évoquer des catégories, il y a donc celle qui s'obtient par de la vapeur (Dampfnudel) ou par échaudage (les échaudés). Comment organiser tout cela ? Je propose un arbre, où l'on voit bien que les échaudés sont une large famille, bien plus générale que les gnocchis.

De nombreuses pistes d'innovation
Du coup, les possibilités d'innovation sont immenses : pourquoi pas des échaudés de farine de châtaignes, malaxés sans oeuf, mais avec du gluten ajouté, un corps gras, et fermentés par de la levure ? Ou bien des échaudés de farine de riz, malaxés avec du blanc d'oeuf, sans corps gras, sans fermentation ? La préparation vous paraît fade, insipide ? N'oublions pas que l'assaisonnement est essentiel. N'oublions pas, aussi, que le goût peut provenir également de 'l'eau' qui sert à faire les échaudés : par 'eau', le chimiste entend "toute solution aqueusee". Par exemple, ce peut être du bouillon, du thé, du café, du jus d'orange, du vin… Alors, les échaudés : une préparation d'hier… ou de demain ? zzz44g

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L'Hôtellerie Restauration n° 3066 Hebdo 31 janvier 2008 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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