du 21 octobre 2004 |
PLEINS FEUX |
Chimie et art culinaire
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.
Le subtil équilibre gustatif du salé-sucré
Il est dit que la cuisine française mêle très peu le sel et le sucre. À part pour le canard à l'orange, le pâté de Pézenas et quelques étrangetés de cet acabit.Je propose ce mois-ci de réviser nos idées. Nos habitudes changeront-elles ?
Par Hervé This
Quand on fait cuire des carottes, tout le sucre qu'elles contiennent passe dans le jus de cuisson. |
Soit une carotte : c'est un objet allongé, orange, composé de cellules, sortes de sacs contenant de l'eau et tout ce qu'il faut pour faire vivre et croître cette racine de plante. Les cuisiniers savent bien, toutefois, que cette description est insuffisante : la carotte a un coeur et une périphérie. Le cuisinier Auguste Colombié, dans son Traité pratique de cuisine bourgeoise, écrit en page 19 : "Ratissons ou enlevons le plus fin possible la peau de la carotte, car le sucre est dans la chair rouge." Le sucre ? Oui, le sucre : la carotte contient environ 90 % d'eau et jusqu'à 6 grammes de sucre. De la saccharose, le sucre de table, et aussi quelques sucres simples et subtils tels que le glucose. Et lorsque nous cuisons des carottes, nous assouplissons la texture et nous faisons également passer leur sucre dans le jus de cuisson. Nous y voici : tout plat de carottes est un salé-sucré !
Le
cas des sauces
Continuons notre enquête en passant par le
monde des sauces. Dans mon répertoire des sauces, qui comprend celles de Marie-Antoine
Carême, celles du Répertoire de la cuisine, celles du Livre des sauces de
l'Académie des gastronomies, on utilise 155 fois du vin (sur 400 recettes environ).
Que fait-on de ce vin ? Généralement, on le 'réduit' : en le chauffant, il perd ses
molécules odorantes (quel gâchis ! Ne pourrait-on pas les récupérer ?), son alcool
(là encore, je sais qu'il est interdit de distiller, mais ne pourrions-nous pas
récupérer cet alcool qui est perdu ?), et l'on conserve les sels minéraux, les
tanins
et les sucres. Ces derniers sont très variables selon les vins : dans
certains vins blancs, il n'y a que quelques dixièmes de gramme par litre ; dans d'autres,
il y en a jusqu'à 10 grammes. Pas étonnant alors que la réduction des vins conduise
parfois à un résidu sirupeux et brun ! Sans le savoir, le cuisinier a alors produit un
'caramel' au goût puissant, à la saveur lourde, à l'odeur chargée, qui structure la
sauce. Et s'il n'est pas allé jusqu'à la transformation de tout le sucre de son vin, il
a enrichi la sauce en sucre. Bref, les sauces classiques françaises appartiennent au
royaume du salé-sucré. J'oubliais : les 'gastriques' sont évidemment du règne du
salé-sucré - mais était-ce la peine de le mentionner à des cuisiniers ? Chacun sait
que le vinaigre est plutôt salé et le sucre sucré. Et puis, vous avez observé que je
me suis limité aux sauces classiques françaises. Je n'ai pas considéré les sauces
chinoises, où l'aigre-doux règne en maître, ni les sauces anglaises, connues pour le
salé-sucré (type ketchup), ni les sauces allemandes, qui allient souvent des fruits
sucrés à des sauces de gibier par exemple.
Pour faire une sauce,
au lieu de faire une réduction de vin, pourquoi ne pas produire directement un caramel,
comme dans cette recette proposée par Elle & Vire : la Côte de veau rôtie en
cocotte, émulsion de champignons, caramel de calvados ?
Ajoutons des sucres
Tout plat de carottes est un salé-sucré, même cette recette tendance proposée par Elle & Vire : les oeufs en cocotte, émulsion de carottes. |
Comme du sucre est présent dans les carottes et dans les vins, car la cuisson l'extrait des ingrédients que le cuisinier utilise, pourquoi ne pas prendre directement du sucre ? L'ajout de sucre à des carottes est classique ; à des petits pois, aussi. Il n'y a pas de contresens gustatif à l'effectuer, mais il est vrai que le plaisir est souvent dans la subtilité. Des petits pois sucrés ne sont pas subtils. Des petits pois où l'on devine le sucre, où on le cherche à la limite de le trouver sont d'un grand raffinement. La cuisine est fine quand elle suggère : elle prépare le terrain au gourmand, qui, invité à chercher, finit par trouver le goût proposé au terme d'une quête. Cette cuisine de subtilité est une cuisine spirituelle : elle fait grandir le gourmand au lieu de le vautrer dans son animalité. Nul doute qu'elle ait ses vertus de grande cuisine. Cependant, n'abusons pas du sucre qui, trop manifeste, ferait une cuisine de brutes. Dans les sauces ? Nous avons vu que la réduction des vins est un gâchis, puisque l'on ne récupère finalement qu'un caramel, assorti de sels minéraux et de tanins. Pourquoi ne pas directement produire un caramel qui serait ajouté au reste de la sauce, assorti ou non de sels minéraux et de tanins ? Je vous invite à réaliser la 'béarnaise 2K', inventée pour l'an 2000, qui consiste à produire un caramel de glucose, à le décuire avec des échalotes, puis à monter un sabayon en ajoutant des jaunes d'oeufs et du vin, puis à émulsionner du beurre fondu sans oublier le sel, le poivre et l'estragon ! Tiens, au fait : le glucose J'ai tourné autour de lui sans le considérer vraiment. C'est ce que les chimistes nomment un sucre, tout comme la saccharose (le sucre de table) ou le lactose (le sucre du lait), ou encore le fructose, un sucre qui, comme son nom l'indique, se trouve notamment dans les fruits. Tous ces sucres ont une saveur sucrée à divers degrés. Et pas la même saveur sucrée. Pourquoi ne pas ajouter du glucose plutôt que de la saccharose à des petits pois ou à des carottes ? Je vous invite à faire l'essai. Personnellement, je préfère. De même, dans les sauces, le caramel que je proposais peut être obtenu à partir de glucose, de fructose ou de saccharose. Et il faut savoir, enfin, que la cuisson de la saccharose, surtout lorsqu'on a ajouté du citron ou du vinaigre, commence par une dégradation des molécules de saccharose, qui se séparent en glucose et en fructose, au terme d'une douce et lente cuisson. C'est ce que l'on nomme une hydrolyse.
En
passant par la pâtisserie
Revenons au thème principal : le
salé-sucré. Nous avons vu que certains légumes sont naturellement salés et sucrés,
tout comme de nombreuses sauces. Examinons maintenant les desserts. Bien sûr, ils sont
sucrés. Tous mes amis pâtissiers de talent ajoutent une pincée de sel dans leur pâte
à tarte, parce qu'ils savent que le sel est nécessaire au goût de leurs productions.
Car le sel a deux effets : d'une part, il fait mieux percevoir le sucre ; d'autre part, il
fait mieux percevoir les molécules odorantes des fruits, du beurre, des agrumes
Examinons ces deux effets. Premièrement, je vous invite à faire l'expérience qui
consiste à ajouter un peu de sel à du Schweppes : il faut en mettre de sorte que l'on ne
sente pas le sel, et il faut conserver un verre de Schweppes non modifié pour comparer.
Vous verrez très nettement que le Schweppes additionné de sel paraît plus sucré et
moins amer : le sel rehausse les saveurs agréables et amoindrit les saveurs plus
revêches. Est-ce pour cette raison que l'on en mettait naguère dans le café ? Bref, le
sel n'est pas un exhausteur de goût (puisqu'il amoindrit les amers)
et les
pâtisseries où on le met appartiennent au salé-sucré. Cette fois, ce n'est pas le
sucre que l'on va chercher, mais le sel. Subtilité, subtilité
Maintenant, le
deuxième effet du sel. Pour l'examiner, je vous propose une autre expérience : faites
cuire des poireaux et des pommes de terre dans de l'eau ; vous mixez, vous goûtez : la
soupe est plate. Une pincée de sel, et aussitôt, la soupe prend du goût. Ce phénomène
s'explique simplement par le fait que la soupe non salée conserve ses molécules
odorantes, alors que le sel renforce la cohésion entre les molécules d'eau, ce qui
provoque le dégagement accru des molécules odorantes, qui sont souvent peu solubles dans
l'eau.
Et
finissons par les nouilles
Le sucré-salé est donc partout dans la
cuisine française, contrairement à ce qui est annoncé, écrit, propagé, transmis, cru
! En effet, tous les aliments sont plus ou moins à la fois salés et sucrés. D'une part,
tous les ingrédients alimentaires contiennent des ions minéraux variés. Par exemple, la
viande, le poisson, les oeufs, les légumes et les fruits contiennent du potassium, du
magnésium, mais surtout du chlore, du sodium
Mais pas du sel, stricto sensu, mais
les ions du sel. La viande, le poisson, les oeufs, les légumes et les fruits sont
naturellement salés. D'autre part, les cellules vivantes des tissus végétaux et animaux
fonctionnent en consommant un 'carburant' qui est le glucose, ce sucre que nous avons
évoqué. Donc, ces tissus sont naturellement sucrés, et plus nous réduirons leur eau à
la cuisson, plus ce sucre sera concentré.
Pis encore, les cellules végétales (dans les fruits et les
légumes) sont cimentées par des
pectines, qui sont de longues molécules, comme des chaînes dont les maillons sont des
sucres. Lors de la cuisson, ces chaînes sont défaites, et les sucres individuels passent
dans la partie liquide du plat. Du glucose, du fructose, mais aussi du rhamnose et bien
d'autres. De même, l'amidon présent dans tous les féculents - farine, pâtes, riz,
pommes de terre
- est composé de deux types de molécules, nommées amylose et
amylopectine. Toutes ces molécules sont encore des chaînes (polymères), dont les
maillons sont des sucres, en l'occurrence du glucose. Et lorsque l'on cuit longuement les
féculents, ces chaînes se défont, et le glucose passe en solution.
Impossible de cuire des féculents sans produire du
salé-sucré, donc. Faut-il déplorer ces alliances ? Je ne crois pas. De même qu'une
note de piano est moins belle qu'un accord, les saveurs s'allient, s'enrichissent, se
renforcent, se modulent. L'alliance du salé et du sucré est un atout. Certes, la
présentation simultanée de ces deux saveurs est parfois lassante, ce qui a sans doute
conduit les cuisiniers à jouer dans le registre du salé ou bien du sucré, mais pas dans
la zone double. Toutefois, il y a mille façons de contourner le problème. Salé,
sucré
Puisqu'il n'y a pas un seul salé, mais plusieurs, et plusieurs sucrés, et
plusieurs amers, et plusieurs acides, ne réduisons pas la richesse du monde gustatif !
Jouons des salés-sucrés ! < zzz44t
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L'Hôtellerie Restauration n° 2895 Magazine 21 octobre 2004 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE