du 27 janvier 2005 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.
UNE NOUVELLE TENDANCE ARTISTIQUE
De la gastronomie moléculaire au constructivisme culinaire
PAR HERVÉ THIS
Cuisiner, ce n'est pas produire un mets nouveau, car la question du sens est primordiale, et la déconstruction, à la mode aujourd'hui, n'a aucun intérêt. Voici pourquoi j'ai récemment proposé une nouvelle tendance artistique qui se fonde ou non sur la gastronomie moléculaire que j'ai nommée 'constructivisme culinaire'.
Ces temps-ci, la discipline scientifique nommée gastronomie moléculaire est à la mode, sans doute parce que les cuisiniers français ont été 'chatouillés' par diverses émissions de télévision qui montraient les avancées de mon ami Ferran Adria, en Espagne. Ces émissions faisaient suite aux articles venimeux publiés dans diverses revues américaines, et qui prétendaient que la cuisine française n'était plus créative. Du coup, je reçois souvent des appels téléphoniques de cuisiniers qui me demandent comment faire ce que je nomme des "perles", ou des mousses et des gelées bien chaudes, ou encore des sorbets à l'azote liquide. Je réponds, évidemment , mais avec réticence. Dans cet article, je vais répondre et expliquer pourquoi je suis réticent.
Perles
et gelées : pour les suiveurs ?
Les perles ? Un jeu d'enfant. Il
suffit de prendre n'importe quel liquide qui ait du goût : bouillon de viande ou de
légumes, bisque de crustacés, fumet de poisson, jus de fruits, café, thé, que sais-je
? On y dissout des 'alginates', composés extraits des algues (une poudre blanche), puis
on fait goutter (on peut utiliser à cette fin un compte-gouttes acheté en pharmacie,
mais il y a dans les catalogues de matériels pour laboratoires de chimie des ustensiles
plus appropriés) la solution alginatée dans une bassine pleine d'eau où l'on a
préalablement dissous du chlorure de calcium (ou tout autre sel de calcium). Au contact
du calcium, les molécules d'alginates forment un gel, d'où la formation d'une peau qui
enferme le liquide goûteux. On peut aussi prendre un peu de liquide dans une cuiller, et
descendre doucement celle-ci dans la bassine contenant la solution de calcium. Pour les
proportions, conservons l'ordre de grandeur suivant : 1 % d'alginate en poids, par rapport
au liquide qui a du goût, et quelques pour cent de calcium dans le bain qui fait prendre
en gel. Un jeu d'enfant, donc ; à quoi bon ? Pour les mousses chaudes, c'est encore plus
simple : il suffit d'ajouter de l'agar (un autre gélifiant) à un liquide brûlant et de
mettre l'ensemble dans un siphon, muni d'une capsule contenant du dioxyde de carbone sous
pression. Une simple pression sur le bouton du siphon, et une mousse chaude assez stable
se forme. Pour les gelées chaudes, là aussi, il n'y a aucune difficulté : il suffit de
les faire prendre à l'agar, qui tient la gelée jusqu'à environ 80 °C. Bref, aucune
difficulté
mais la question se pose, identique, pour les 3 cas : pourquoi faire des
perles ? Pourquoi faire des mousses chaudes ou des gelées chaudes ? Parce que c'est la
mode ? Le cuisinier qui se lance aujourd'hui ne sera qu'un suiveur, en retard sur les
créateurs qui, eux, sont déjà passés à autre chose. Parce que ce sont des systèmes
techniques qui viennent enrichir l'arsenal des techniques disponibles ? Cette fois, la
justification me semble meilleure : on voit mal pourquoi un flûtiste se priverait de la
flûte traversière 'moderne' imaginée par Boehm et qui continuerait à jouer de la
flûte ancienne, un peu fausse, d'un doigté plus complexe.
|
L'artisan
: répétition du répertoire culinaire traditionnel
Reste que l'art est devant la
technique : un pianiste doit certainement savoir poser ses doigts sur le clavier, mais il
ne peut faire de la musique que s'il a d'abord un air à jouer. Et là est la question que
je ne cesse de poser, ces temps-ci : amis cuisiniers, quel air jouez-vous ? La
question appelle une réponse simple, de la part des artisans culinaires, que je distingue
des artistes culinaires : l'artisan vit de répétitions de travail bien fait, de
réussites techniques, et son répertoire est le répertoire traditionnel. Ce dernier,
c'est la choucroute, la crêpe, le cassoulet, le pâté, la bourride, le soufflé, le
pot-au-feu, le consommé, le poulet rôti, le confit de canard, le Kougelhopf, le gigot
d'agneau braisé, les champignons sautés, la pêche Melba, l'île flottante, le gâteau
forêt-noire, l'oeuf mayonnaise
Des plats connus qui ne perdent rien à être
parfaitement exécutés. L'oeuf mayonnaise, par exemple, ne prend toute sa bonté que si
l'oeuf est bien cuit, avec un blanc qui n'est pas caoutchouteux, avec un jaune bien jaune,
pas sableux, sans ce cerne vert et cette affreuse odeur de soufre que l'on trouve
aujourd'hui sur la majorité des oeufs durs qui nous sont servis (regardez autour de vous
: vous verrez que, même sur un objet technique aussi simple, la France qui cuisine a des
progrès à faire !). Et je n'ai pas parlé de mayonnaise au hasard : récemment, dans une
grande brasserie parisienne, on m'a successivement servi une mayonnaise qui avait croûté
parce qu'elle avait été réalisée à l'avance, puis une mayonnaise faite à l'huile de
friture, et enfin une mayonnaise qui n'était presque que de l'huile : comment les
touristes s'extasieraient-ils devant notre cuisine, si des gargotiers viennent en ternir
la réputation ? Passons : Les errements de quelques-uns ne valent pas que l'on jette la
pierre à tous ceux qui se donnent du mal, qui s'évertuent à bien faire . Il y a une
véritable différence entre les bons et les mauvais artisans.
Meringue, endive et thé vert : une création sucrée-salée de l'artiste Pierre Gagnaire présentée dans son ouvrage Sucré-salé. |
L'artiste
: du sens avec le constructivisme culinaire
Pour ce qui concerne les artistes, la
question posée précédemment devient cruciale. D'abord, la cuisine de l'artiste
culinaire doit émouvoir ; tout comme un air de musique, comme une peinture, comme un
roman, comme une sculpture. L'oeuvre - unique, nouvelle, personnelle - doit nous conduire
à des sommets inimaginés. Là, point de répétition, mais d'abord une émotion.
L'exemple de la peinture montre bien que les
artistes ont un style : aucune raison, donc, pour que les artistes culinaires n'en aient
pas un, aussi. Et des styles, il y en a mille, mais c'est d'avoir su dégager le sien
propre qui caractérise le véritable artiste. Pensez à ce tableau du peintre japonais
Hokusai Katsushika, qui représente une barque dans les flots agités devant le mont Fuji.
Son style est reconnaissable entre mille. Pensez à la musique de Mozart : même quand on
entend ses oeuvres pour la première fois, on reconnaît le compositeur.
En cuisine aussi, ce phénomène peut exister. Par exemple, mon ami Pierre Gagnaire crée
une cuisine d'art qui n'est qu'à lui, et, mieux encore, il se paie le luxe, tel Picasso
avec ses 'périodes' (bleue, rose
), de varier les styles. Naturellement, il n'est
pas toujours conscient de ces changements,
mais un palais averti n'a pas de difficulté à les détecter. Par exemple, ces derniers
mois, la sortie de son livre Sucré-salé a correspondu à l'éclosion de plats
sucrés-salés, et, je le découvre rétrospectivement, à nos discussions sur ce thème,
relatée dans L'Hôtellerie Restauration.
Mais toi, ami cuisinier, quel est ton art ? Quel est
ton style ? Comment te démarques-tu des autres artistes culinaires ? Le gadget ou la
technologie (les mousses chaudes, les perles
) n'est pas une réponse. La
répétition non plus, car elle se limite à l'artisanat. La 'déconstruction', à la mode
ces temps-ci, ne vaut rien car c'est une solution de facilité. Par exemple, c'est une
pauvreté intellectuelle et artistique que de transformer un plat traditionnel tel que le
pot-au-feu en remplaçant la viande par des quenelles de boeuf, le bouillon par une
gelée, les cornichons au vinaigre par des lamelles croustillantes, et les oignons par une
mousse d'oignons
Et pourquoi ne pas faire une gelée de viande avec un bouillon
mousseux et des cornichons frits ? Les combinaisons sont multiples, toutes nouvelles
mais sans signification. Bien exécutées, elles conduiront à des produits artisanalement
bien faits, guère plus. La question du choix de la combinaison s'impose à nouveau : quel
est le style ? Et, de ce fait, quel est le choix ? En littérature, on dit que tout ce qui
est superflu, dans un récit, est gênant. L'idée vaut pour la musique, la sculpture, la
peinture : pourquoi ne vaudrait-elle pas en cuisine ? être cuisiner, ce n'est pas
produire un mets nouveau, car la question du sens est primordiale, et la déconstruction
évoquée n'a aucun intérêt. Vive la construction plutôt.
Et voici pourquoi j'ai récemment décidé de nommer
cette nouvelle tendance artistique, qui se fonde ou non sur la gastronomie moléculaire,
le 'constructivisme culinaire' : on part d'un sentiment du beau à manger (le bon, donc)
et on utilise les moyens techniques nécessaires pour matérialiser cette émotion toute
personnelle en un plat qui fera partager cette émotion au mangeur. Je gage que vous en
entendrez bientôt parler. zzz44t zzz44g
Pour les chefs de cuisine : des cours de gastronomie moléculaire* |
Des cours de gastronomie moléculaire assurés par Hervé This et
par des enseignants de l'INA P-G ont été lancés en novembre 2004 à l'Institut national
agronomique Paris-Grignon (INA P-G). Certains (niveau I) sont destinés aux personnes qui
ne possèdent pas de formation scientifique et, notamment, aux cuisiniers de restauration
commerciale, charcutiers, traiteurs, pâtissiers mais aussi aux professeurs de cuisine de
l'éducation nationale
Leur objectif est de montrer l'intérêt des connaissances en
physico-chimie (sans calcul) pour la description des transformations culinaires. Les cours
de l'année 2004-2005 sont centrés sur 'Les sauces et plats dérivés des sauces'. Les thèmes des années suivantes seront : 2005-2006 : Les méthodes de cuisson 2006-2007 : Questions de texture 2007-2008 : Questions de goût 2008-2009 : Interactions aliment/liquides Les cours du niveau I s'étalent sur 3 jours. Le premier s'est déroulé le 8 novembre 2004 et les deux autres se tiendront le 9 mars et le 7 juin 2005. Si vous n'avez pas suivi le premier cours, vous pouvez toujours participer aux deux autres. Pour tous renseignements et s'inscrire, contacter : |
Avec Hervé This et Christophe Mitray, la gastronomie moléculaire au service de votre créativité
Art culinaire, émerveillez-moi... avec un spectacle !
Avec Hervé This et Christophe Mitray, la gastronomie moléculaire au service de votre créativité
Stimulez votre créativité, informez-vous et formez-vous à la gastronomie moléculaire
Une invention technique d'Hervé This : le Chocolat Chantilly
Article précédent - Article suivant
Vos questions et vos remarques : Rejoignez le Forum des Blogs des Experts
L'Hôtellerie Restauration n° 2909 Magazine 27 janvier 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE