du 25 novembre 2004 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.
Science et art culinaire
La science ne menace pas la tradition culinaire française, elle lui permet d'avancer
PAR HERVÉ THIS
Le monde culinaire français perpétue des savoirs, des techniques, des recettes qui engendrent des goûts empiriquement sélectionnés, perfectionnés. Certains ont le sentiment qu'une sorte d'état de perfection est atteinte, et que toute perturbation risquerait de détruire un édifice savamment et longuement construit. Alors, faut-il organiser une sorte de conservatoire de la cuisine du passé, ou bien admettre que cette cuisine du passé nous a légué des acquis qui peuvent être améliorés ?
En France, la tradition culinaire est importante. Faut-il organiser un conservatoire du passé ? |
En France, la question de la tradition culinaire
est importante, car la cuisine repose sur les épaules de nombreux géants : Marin,
Antonin Carême, Jules Gouffé, Édouard Nignon
Toute innovation est considérée
avec prudence : ne risque-t-on pas un amoindrissement de la qualité ? Je ne peux
m'empêcher de comparer la cuisine à la musique : pour jouer du Bach, il faut
effectivement avoir conservé les instruments, accordés comme alors, les styles, les
savoirs et les savoir-faire de l'époque. Il faut savoir interpréter les partitions à la
manière de Jean-Sébastien Bach, ne pas avoir oublié que des séries de notes dont les
durées sont égales sur la partition se jouaient avec un allongement de la durée une
note sur deux
Bref, on ne reproduit la beauté qui a fait durer l'oeuvre de Bach à
travers les siècles que si l'on a fait oeuvre de conservation. La cuisine française
a-t-elle fait ainsi ? Plus ou moins. Tout d'abord, si nos bouillons se font aujourd'hui
comme ils se sont faits naguère, ils ne se font pas comme jadis. Par exemple, l'auteur de
L'Art de bien traiter, qui signe des initiales L.S.R. en 1674, écrit à propos de
bouillon : "Quand l'eau sera bien chaude, car je vous le dis par parenthèses, il
ne faut jamais empoter à froid
"
150 ans plus tard, Jean-Anthelme Brillat-Savarin
écrit dans sa La Physiologie du goût (1825) : "Pour avoir de bons
bouillons, il faut que l'eau s'échauffe lentement, afin que l'albumine ne coagule pas
dans l'intérieur avant d'être extraite ; et il faut que l'ébullition s'aperçoive
à peine, afin que les diverses parties
qui sont successivement dissoutes puissent s'unir intimement et sans trouble." C'est
ce qui sera repris ensuite, pour arriver jusqu'à nous aujourd'hui.
Voir
nos erreurs du passé pour améliorer nos connaissances
Finalement, faut-il faire le
bouillon avec un départ dans l'eau froide ou dans l'eau chaude ? Pour le chimiste,
l'explication de Brillat-Savarin ne tient pas, parce que la prétendue 'albumine' est une
notion dépassée : on nommait ainsi les protéines, sans savoir alors très bien ce dont
il s'agissait. D'autre part, la phrase "afin que les diverses parties qui sont
successivement dissoutes puissent s'unir intimement et sans trouble" semble très
contestable : quelles sont ces diverses parties ? Et est-il démontré qu'elles s'unissent
intimement ? Rappelons-le : Brillat-Savarin n'était pas cuisinier, mais conseiller à la
Cour de cassation. Certes, il s'est fondé sur des autorités chimiques de l'époque, tel
le chimiste Thénard, mais ce dernier, qui est le premier à avoir préparé un extrait de
viande dans l'alcool (ce qu'il a nommé l'osmazôme), a été considérablement dépassé
par les progrès de la chimie depuis : on sait aujourd'hui que l'osmazôme n'est pas un
corps défini et qu'il ne correspond en aucun cas à l'idée qu'on s'en faisait à
l'époque. Des faits tels que ceux qui ont été énoncés sont iconoclastes : ils
abattent les idoles. Suis-je pour autant moins admiratif de Thénard et de Brillat-Savarin
? Certainement pas ! Les deux personnages ont un rôle important dans cette histoire qui
nous a forgés : si nous sommes capables de voir les erreurs du passé, c'est que,
lentement, le travail humain nous en a rendus capables, nos prédécesseurs se critiquant
sans cesse, dans le dessein de parvenir à des améliorations de nos connaissances. La
recherche est révolutionnaire par essence : elle ne cesse de vouloir améliorer les
théories qu'elle sait insuffisantes, car elle sait que le monde est plus complexe qu'une
théorie ne le décrit.
Nous avons allégé la recette de la crème anglaise pour la faire correspondre aux canons de notre époque. Elle contient moins d'oeufs que celle d'Escoffier, et son goût correspond à nos critères d'aujourd'hui. |
Ne
pas confondre l'amour avec le contenu de nos assiettes
Autre exemple qui montre que nous ne
'respectons' pas les grands anciens : les crèmes anglaises d'Auguste Escoffier
contiennent un nombre de jaunes d'oeufs et une quantité de sucre qui sont devenus
inacceptables. Nous avons allégé la recette, pour la faire correspondre aux canons de
notre époque. Le goût est perdu, non pas parce que les produits seraient moins bons (je
soutiens, au contraire, que nous n'avons jamais eu de si bons produits), mais parce que
nous les avons transformés, et souvent sans nous en rendre compte. Dans ce second
exemple, la science (historique) dérange encore, parce qu'elle montre que nos actes ne
sont pas conformes à nos dires : nous prétendons vénérer Escoffier, mais nous le
trahissons. Et, avec le recul que donne l'analyse, nous pouvons aller jusqu'à la question
: les proportions données par Escoffier étaient-elles optimales, à l'époque ? En
matière culinaire, on tombe souvent dans le mythe de l'âge d'or, qui voudrait que tout
ait été mieux avant. Ce mythe s'accorde bien avec l'idée de la tradition
Et avec
une certaine paresse. Non pas une paresse veule, une envie de ne rien faire, mais un goût
du confort intellectuel, qui consiste à éviter les remises en question, pour se
cantonner dans un champ bien délimité, réconfortant. D'autant que nous avons la
nostalgie des mets de notre enfance : nos mères, nos grands-mères nous faisaient des
plats merveilleux ! Voire
Mon analyse me porte à penser plutôt qu'elles nous
donnaient de l'amour, que nous avons toujours confondu avec le contenu de nos assiettes,
de sorte que, aujourd'hui, une fois nos grands-mères décédées, nous restent les
nutriments, mais pas l'amour, qui est pourtant essentiel. Encore une idée qui dérange :
elle nous force à reconnaître la disparition des êtres qui nous étaient chers.
|
Le
cerveau reconnaît des formes visuelles, musicales et
gustatives
Au total, quelle est l'alternative ?
Organiser une sorte de conservatoire de la cuisine du passé, ou bien admettre que cette
cuisine du passé nous a légué des acquis, qui peuvent être améliorés.
Améliorés
J'achoppe sur le mot, car il est fondé sur 'meilleur', et le meilleur
est un jugement de valeur. Meilleur en termes de santé ? Meilleur en termes de goût ?
Meilleur en termes de succès commercial ? L'émoi de la cuisine française, il y a un an
environ, quand a été fait dans le New York Times l'éloge de mon ami Ferran
Adrià, montre bien que les cuisiniers français se sont sentis attaqués. Ils avaient
raison : la critique était injuste, en ce qu'elle disait que la cuisine française
n'évoluait plus. Je crois, au contraire, que jamais la cuisine française n'a tant
créé, cherché
dans le respect d'une certaine tradition. Ferran, lui, n'a pas ce
soutien qui le conduit à respecter des goûts, des règles, des techniques, et il ne
cesse de cuisiner 'à l'envers'. Avec beaucoup de succès, et aussi la limite que ses
créations n'ont pas d'écho connu. C'est un avantage pour un artiste qui crée, mais
c'est aussi un inconvénient. Une métaphore musicale s'impose encore : celui qui écoute
du jazz New Orleans vit dans une sorte de confort artistique : morceau après morceau, il
reconnaît un style, des rythmes, des mélodies, et la nouveauté est limitée. Le
free-jazz lui paraît être un incompréhensible charabia. Toutefois, un long
apprentissage des styles musicaux du jazz, qui le fait passer de Louis Armstrong à Duke
Ellington, puis à John Coltrane, lui permet, progressivement, d'arriver à des artistes
plus 'difficiles', plus 'incompréhensibles'
qu'il finit par aimer parce qu'il les
reconnaît.
Là est mon hypothèse : notre cerveau est une machine à
reconnaître des formes. Des formes visuelles (dans le ciel, la nuit, les étoiles
pourtant dispersées au hasard, nous semblent former des casseroles), des formes musicales
(dans la mélodie do-do-do-ré-mi-ré, do-mi-ré-ré-do, nous reconnaissons Au clair de
la lune), des formes gustatives, aussi ! Ce qui explique que l'on puisse ne pas
trouver 'bon' quelque chose que l'on mange. Ce qui relativise aussi l'importance de la
tradition : pourquoi un individu d'une culture différente, habitué à des aliments
différents, à des goûts différents, jugerait-il 'bons' des mets qu'il ne reconnaît
pas ?
Naturellement, les Japonais ou les Américains en visite en France apprécient la cuisine
française, mais sont-ils captivés par les goûts, ou bien par le travail effectué ? Une
assiette techniquement dressée,
c'est de l'amour qui est transmis : le mangeur a le sentiment que l'on s'est occupé de
lui, et c'est peut-être ce qui compte le plus pour lui, au-delà des goûts. D'ailleurs,
j'ai dit qu'il ne reconnaissait pas les goûts, mais est-ce exact ? Après tout, nos
aliments sont souvent semblables, salés, acides, sucrés
Oui, la fraise a un goût
inimitable, mais de quoi s'agit-il, comme disait le photographe Cartier-Bresson ? De
quelle fraise ? Et dans quel environnement ? Je vous invite à ajouter un peu d'eau de
fleur d'oranger, de jus de citron et de sucre à une banale fraise, et vous aurez en
bouche un goût de fraise des bois : l'art culinaire ne cesse de jouer à ce jeu des
modifications de goût.
La
connaissance est le guide de la liberté créative
Étrange mélange que cette causerie qui
précède : nous avons commencé par parler de tradition, pour conclure que la technique
culinaire devait progresser avec la science chimique dont elle s'était emparée au XIXe
siècle ; puis nous avons évoqué les évolutions historiques pour conclure que la
connaissance nous montrait la mort en face ; enfin nous avons évoqué des tendances
culinaires modernes pour questionner le succès de la cuisine française. Au total, nous
avons questionné sans cesse, confronté l'état culinaire et ses évolutions aux faits
scientifiques, des sciences exactes comme des sciences humaines et sociales. Un mot sur
lequel nous n'avons pas insisté assez est celui d''art'. S'il y a art, il y a
nécessairement création. De faciles 'déconstructions' (la garniture prend la place de
la viande, on garde les ingrédients d'un plat classique mais en leur donnant des textures
et des rôles différents, dans l'assiette
) conduisent à des nouveautés, qui
satisferont ceux qui ne voient dans l'art que la nouveauté. La technologie, également,
peut conduire à des nouveautés, mais à quoi bon ? L'art qui émeut est bien devant la
simple nouveauté. Et la question se pose : comment le cuisinier peut-il faire pleurer,
rire ? Si la science, précédemment, questionnait la cuisine traditionnelle, dissipait sa
naïveté, elle conduit maintenant à des questions essentielles, qui seules conduiront à
l'art. La tradition, c'est l'artisanat. L'art
c'est autre chose. < zzz44h zzz44'd zzz44g
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L'Hôtellerie Restauration n° 2900 Magazine 25 novembre 2004 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE