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du 24 février 2005
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.

ART CULINAIRE

Émerveillez-moi… avec du spectacle !

PAR HERVÉ THIS

L'art ? Sans émotion, étonnement, émerveillement, rires, larmes… il n'est rien, ou plutôt, il n'est pas l'art.
L'art culinaire ? Aucune raison qu'il ne soit pas tout cela aussi.


Comment ne pas être étonné et émerveillé par Perles de miel, l'un des cocktails de bienvenue imaginés par Ferran Adrià d'El Bulli ?
Ce cocktail de sensibilité est à savourer et à sentir. Le convive déguste cette création composée de perles de miel nappées d'une mousse chaude de pêche parfumée au gingembre et à la rose, tout en sentant la rose qui lui est offerte.

Pour moi, l'art culinaire - tout comme l'art - doit m'émerveiller. Cette observation fonde la réponse que je donne lorsqu'on m'interroge sur mes amis Ferran Adrià, en Espagne, ou Heston Blumenthal, en Grande-Bretagne. Le premier s'échine à produire des mousses chaudes, des perles d'alginates analogues à du caviar artificiel, du foie gras en poudre, des cuillers qui font sentir une autre odeur que celle de l'aliment que l'on mange… Chez le second, le serveur vous met la cuiller dans la bouche, vous gratte le bras quand vous levez vous-même la fourchette ; on lâche des ballons qui sentent l'amande, on porte un casque qui amplifie les bruits de la croustillance, de sorte que l'on a l'impression de faire écrouler un immeuble de verre lorsque l'on mange un feuilletage, et les associations de goûts sont fondées sur une théorie de 'médiation de molécules odorantes'. Est-ce bon, me demande-t-on souvent ? À une telle question, aucune réponse ne pourrait être donnée. Les épinards ne sont ni bons ni mauvais : il y a ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas. Est-ce encore de la cuisine ? Cette fois encore, la question doit être reformulée, et je propose de le faire en utilisant la distinction, que j'ai déjà mise en avant, entre l'artisanat et l'art : l'artisanat, c'est la production de biens selon la tradition ; l'art, c'est l'expression personnelle de l'artiste, qui veut partager une émotion. Donc ces cuisines sont-elles artisanales ? Certainement pas, puisque ce sont précisément des travaux qui veulent échapper à la répétition de la tradition, des explorations de mondes nouveaux. Sont-elles 'artistiques' ? Certainement !
Et que valent ces explorations artistiques ? Cette fois, la question devient passionnante. Il est clair que le passage à El Bulli, ou au Fat Duck, est une expérience insolite. Impossible de s'ennuyer, quand on découvre un nouveau territoire : croyez-vous que les premiers hommes sur la Lune se sont ennuyés ? Non, c'est la découverte, et l'émotion en découle. Ce n'est pas nécessairement une émotion analogue à celle de Marcel Proust mangeant la madeleine de son enfance (on ignore généralement que cette histoire est 'forgée' : dans la première version de l'oeuvre, la madeleine n'était qu'une petite biscotte beurrée), on ne pleure pas de nostalgie, mais on peut rire, s'étonner, s'insurger… C'est déjà cela !

L'ennui de la nappe blanche
Visitons maintenant un de nos palaces où il est dit que sont servis des chefs-d'oeuvre de la cuisine classique française, afin de comprendre en quoi mes amis, Ferran et Heston, montrent une voie intéressante, au-delà des gadgets culinaires que sont les alginates et autres azotes liquides fumants pour réaliser les sorbets. À l'entrée de l'hôtel, le chasseur se charge de notre voiture. Le portier nous accueille et le concierge nous dirige vers la salle à manger. Là, nous sommes accueillis de façon très conventionnelle, par un maître d'hôtel qui nous conduit à notre table, et le rituel se met en branle, sous des lambris dorés : la carte et le menu, les assiettes en fine porcelaine, les couverts en argent, les verres en cristal… La cuisine est à l'envi : c'est tout Escoffier qui nous est servi, avec un zeste de modernité ; par exemple, la crème anglaise a été allégée parce que c'est vrai que 16 oeufs au litre, ça fait beaucoup ! Il y a quelques années, la mode était au Sud : on n'échappait pas aux rougets . Aujourd'hui, c'est la mousse, l'émulsion, la gelée… C'est beau… Mais c'est triste ! Naturellement, celui qui a cassé sa tirelire pour venir ici une fois dans sa vie s'émerveille de l'attention qu'on lui porte, mais le gastronome un peu averti s'ennuie. Encore ces mêmes assiettes ! Encore ces mêmes couteaux de Laguiole ! Encore ce même rouget ! Encore ces mousses, ces émulsions, ces gelées ! Et puis, les salles sont lugubres : chaque table parle à voix basse, de crainte de gêner les voisins ou d'être entendu d'eux. On se tient droit, on ne met pas les coudes sur la table… et l'on s'ennuie, parce que les assiettes se ressemblent toutes ! Seule issue : une bonne compagnie. Cela, la société McDonald's l'a bien compris : dans leurs antres, on vient sans façon, on se hèle, on s'assied où on veut sur une fesse, on croque un morceau, en rigolant, en bande. Les hamburgers sont lamentables, mais ils ont le goût toujours gagnant de la viande grillée, et sont accompagnés de ces frites qui ne cessent de séduire les enfants que nous sommes restés. Pas étonnant que les nôtres préfèrent cette ambiance de fête !
Au Moyen Âge, on était peut-être plus barbare qu'aujourd'hui, mais on s'amusait davantage : on n'hésitait pas à colorer les mets, à leur donner des couleurs éclatantes, ou encore à abriter une caille dans un pigeon, qui se trouvait dans une oie, qui farcissait un sanglier, qui se trouvait dans un serf ! Le repas était accompagné de chansons, de spectacles. Il y avait de la vie ! Puis, avec la centralisation du pouvoir royal, s'est imposé un cérémonial qui tournait autour d'une personne à qui l'on marquait une déférence totale. Quand la Révolution a décapité la monarchie, chacun a voulu être roi, et c'est ainsi que nous en sommes arrivés là où nous sommes aujourd'hui : beaucoup de restaurants que l'on qualifie de gastronomiques nous font roi le temps d'un repas. Enfin… Disons qu'ils nous donnent un simulacre de royauté… Et nous ennuient. Dans le plus pur esprit du baroque, ils nous mettent des truffes à tous les plats, ce qui permet de charger les additions, mais ne révèle en aucun cas le talent de l'équipe de cuisine. Assez.  

Apprenons le spectacle

En cuisine, il y a diverses façons de créer le spectacle. Il s'agit d'utiliser un mélange de techniques, de traditions et de références gustatives comme :

La mise en brochette d'escargots comme le fait Tony Botella, chef espagnol, fervent partisan d'El Bulli.

Le Siphon à soda (Mojito, un grand classique revu par Ferran Adrià).

Que pouvons-nous attendre ? De l'âme, de l'invention, de l'originalité. En salle comme en cuisine. En salle, tout d'abord, ce ballet du service pourrait le devenir vraiment. Comment marcher, par exemple ? Les mannequins mettent un pied devant l'autre, en ligne, et leur démarche se chaloupe. Cette façon serait inappropriée pour qui porte des plateaux, mais n'y a-t-il pas de la place pour d'autres façons de marcher ou, plus généralement, de conduire les mets jusqu'aux assiettes des convives ? Et puis, l'accueil fait tout. Pourquoi ne pas utiliser les ressources de la technologie pour accueillir chacun en sollicitant tous ses sens ? Par exemple, j'ai vu un jour tomber d'un spot lumineux un mince rai de lumière sur les bulles du champagne qui emplissait ma coupe : la lumière était diffusée dans toutes les directions. Ne pourrions-nous pas généraliser cet effet à l'aide de spots qui suivraient électroniquement le verre des convives ? Il suffirait que la salle veuille, enfin, faire autre chose que ce qu'elle fait depuis tant de temps. Même chez nos cuisiniers les plus aventureux, la salle reste traditionnelle, alors qu'il y a tant à inventer. En cuisine aussi, il y a des façons de créer le spectacle. Sans tomber dans les farcissages médiévaux, on pourrait attendre plus que ce que nous avons. Par exemple, chez mon ami Pierre Gagnaire, j'ai vu des assiettes grillagées qui laissaient couler une sauce fondante sur le contenu d'une assiette creuse, disposée sous la première. Deux plats en un ! Voilà qui sollicite l'inventivité et l'intelligence artistique du cuisinier. Inutile de vous dire que l'on ne s'ennuie pas devant de telles assiettes. D'ailleurs, s'appellent-elles encore des assiettes ? J'ai vu également le serveur verser du champagne sur le dos d'une cuiller retournée, afin qu'elle nappe un plat servi en satellite. Le geste disait "Regardez, nous vous avons déjà tout préparé, mais voici un supplément de bonheur". Le spectacle était dans la salle, plus mesuré qu'avec les troubadours et les trouvères, mais réel. Des sons ? Pourquoi pas, mais lesquels ? Il serait maladroit de choisir une musique parce que "cela se fait". Et puis quelle musique : classique, jazz, blues, rock, rap, techno ? Non, il faut approprier le contenu de l'assiette à son environnement. Cette dernière règle vaut pour tout ce qui stimule nos sens : le décor, les stimulations visuelles (des films projetés sur les murs ou des tableaux ?), sonores, olfactives (des diffuseurs d'odeurs en appui des mets servis ?), tactiles (quels matériaux pour les chaises ou fauteuils, les nappes s'il y en a, les tables sinon, le discours des serveurs, que sais-je ?). Il est de bon ton de dire que les Américains sont des enfants, qui mettent de la fête partout, conservant les décors de Noël jusqu'en juin. Peut-être, mais pourquoi la cuisine française moderne ne ferait-elle pas ce qui a toujours fait sa grandeur : innover, en acclimatant ce qu'elle trouvait ailleurs ? Il ne s'agit pas de servir des currys de volaille analogues à ceux que l'on trouve en Asie, ou des plum-puddings analogues à ceux de l'Angleterre, ou des irish stew irlandais… Non, il s'agit d'utiliser un mélange de techniques, de traditions et de références gustatives pour produire des mets qui tirent le meilleur de ce que les autres cultures produisent. D'ailleurs, 'le meilleur' : non pas que ce sera meilleur, puisque le bon reste individuel, mais le plus original, dans le respect des émotions dont je parlais précédemment. Oberlé, le libraire, se moquait naguère de "ces béjaunes qui se prennent pour des génies alors qu'ils ne cuisinent que du bizarre". Oui, il ne s'agit pas de faire original pour faire original, mais parce que cela a un sens, parce qu'à la clé il y a une émotion. Il y a quelque temps, lors de mes discussions avec Pierre Gagnaire, j'avais eu l'idée de l'inviter à créer des goûts "transparents". Transparents ? Oui, la matière est transparente quand elle laisse voir à travers, et qu'elle ne se manifeste elle-même que par reflets et ombres (regardez à travers la première vitre qui vous tombe sous la main). Un goût transparent, par conséquent, serait un goût suffisamment diaphane pour laisser deviner le goût d'un autre élément du plat, mais avec des pointes de goût ou bien des profondeurs. Bref, il y a de quoi inventer. Pierre était presque lancé sur la piste quand je me suis heureusement repris. Non, pas d'intellectualisme ! Il faut d'abord rire et pleurer. Sans quoi, devant mon assiette, il est à craindre que je ne rirai ni ne pleurerai. Combien de gastronomes ont déjà ri ou pleuré d'émotion en mangeant ? Décidément, il y a là un chantier passionnant. < zzz22v

À découvrir : la cuisine pour cocktail de Tony Bottela

Tony Botella est un chef espagnol qui a pris conscience de sa vocation pour la cuisine sur le tard. Il a dirigé divers restaurants avant de faire partie du Grupo Paradis, où il est resté plus de 10 ans chef puis conseiller gastronomique et directeur du département recherche et développement.
À l'heure actuelle, il est propriétaire et directeur du TBTC (Tony Botella-Atelier de cuisine), un centre spécialisé dans les domaines du conseil aux restaurants et aux écoles et des cours. C'est aussi un lieu prisé pour ses cours et séminaires destinés aux professionnels du secteur. Tony Botella consacre une bonne partie de son temps à la recherche culinaire, au développement de nouvelles techniques et au stylisme gastronomique. Les élaborations qu'il présente dans son ouvrage Cuisine pour Cocktail sont le fruit de cette recherche d'évolution constante, de cette soif de découvrir de nouvelles procédures et textures. Cuisine pour Cocktail montre clairement la volonté de Tony Botella d'abandonner le concept traditionnel des pièces d'apéritif. Il propose une véritable cuisine pour manger debout qui n'a recours ni aux couverts ni aux supports de pain des cocktails classiques. Une cuisine élaborée à base de saveurs tantôt innovantes, tantôt traditionnelles, mais toujours élégante et moderne dans sa présentation. 50 recettes de Bonbons au foie gras, Toasts façonnés, Tartares, Verrines, Brochettes de bambou, Fritures, Ragoûts à la tasse, Spaghettis, Petites cuillères, Makicanapés, Côtelettes et autres amuse-bouches.

Livre traduit en français. Prix : 65 E.

MONTAGUD EDITORE
Tél. : 00 34 933 18 20 82 · Fax : 00 34 9333 02 50 83

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