Alain Ducasse : Peut-être parce que je suis heureux de faire ce que je fais. Si je n'avais pas été cuisinier, j'aurais sans doute été voyageur. Les voyages forment la jeunesse, ouvrent de nouveaux horizons et justement pour ça te rendent modeste. Mon plaisir, c'est de découvrir sans cesse de nouveaux lieux, de nouvelles cultures, des hommes, des techniques et savoir-faire.
Comment réussir à être encore étonné par ses propres restaurants ? Difficile certes, mais on peut y arriver. Chacun doit avoir son trait propre, sa personnalité. À Tokyo, on me voit au restaurant Beige. Je goûte les nouveaux plats de mon chef, Kei Kojima, un collaborateur depuis bientôt vingt ans. Je le rassure, tout est très, très bien, terriblement bon… Mais il manque un truc, ça pèche en niaque, en aspérité…
Aspérité, voilà le mot qui revient le plus souvent au fil du film…
Aspérité évoque la notion de contraste, de tension, d'affirmation d'une différence. D'une personnalité. Dans ce métier, si tu ne cultives pas ta propre différence, t'es mort. Assumer sa propre identité, trait par trait, presque comme une caricature positive. Moi, je prends autant de plaisir à manger des pattes de poulet gluantes, gélatineuses, dans un restaurant populaire en Chine – un truc si popu qu'aucun de mes collaborateurs n'avait osé m'y inviter – que dans un très grand restaurant. De quoi ma quête est-elle faite ? De la poursuite de l'excellence, toujours, être sans cesse le meilleur dans la catégorie où l'on a choisi de s'inscrire. Que ce soit une table à 20 ou à 1 000 euros. Voilà pourquoi je pratique le grand écart, je crée des restaurants de très haute gastronomie mais aussi des bistrots, je conseille des établissements scolaires ou le monde médical pour leurs espaces de restauration. Sans pour autant me gargariser bruyamment d'une forme d'engagement social.
À Manille, on découvre pourtant votre école culinaire où vous formez des enfants sauvés de la rue…
Il se passe quelque chose, c'est une séquence émouvante, on sent que Gilles aussi est concerné, lui qui dans sa carrière de documentariste a filmé souvent des enfants vivant dans les rues. Il y a 10 ans Ducasse Education a ouvert une école de formation à Manille qui intègre depuis quelques années des jeunes défavorisés pour leur apprendre un métier, les sortir de la rue. La cuisine peut être un levier social, c'est un métier qui permet aux meilleurs de s'insérer. J'espère qu'un jour, un de ces enfants de Manille deviendra le chef d'un de mes restaurants. Dans notre industrie, il y a une force de métiers non délocalisables qui oeuvre pour une véritable ascension sociale. J'aime bien rappeler que 85 % de mes collaborateurs sont arrivés comme commis ou stagiaires au sein de l'entreprise.
De l'autre côté du spectre social, il y a la préparation et l'ouverture du restaurant Ore de Ducasse au Château de Versailles qui est le fil conducteur du film…
Évidemment, là il y a un gap énorme. Versailles, c'est un projet fou : réinterpréter trois siècles plus tard, dans une vision contemporaine, ce que les rois auraient conçu dans la justesse de leur tradition. Mais attention, la tradition n'a pas toujours raison. Il faut juste en garder l'ADN, la faire évoluer, la bousculer. À Versailles, nous avons énormément bossé avec les conservateurs du Château, étudié les menus historiques, réinterprété avec un costumier les tenues originelles. Ce n'est pas un pastiche mais une relecture contemporaine de trois siècles de tradition pour aboutir à cette forme grandiose d'accueil et de cuisine, infiniment meilleure, plus précise, radicalement épurée. Où le luxe ne devient jamais anecdotique.
Versailles, Manille, la Mongolie… toujours le grand écart.
Mais tout est lié. C'est ce qui est parfois difficile à comprendre et que Gilles réussit à montrer. C'est un privilège qui nous est donné de pouvoir accueillir le président français avec le président russe ou américain respectivement à Versailles ou au Jules Verne, ou encore le président de la Mongolie au Plaza Athénée… Cette dernière histoire est incroyable. Le président du pays devait venir en visite officielle à Paris. C'était le vendredi du Bataclan. Paris en état de choc. L'Élysée a juste eu le temps de réagir et de préciser que la réception est annulée. Je me porte volontaire pour accueillir le président mongol au Plaza Athénée. Du coup, quelques mois plus tard, il m'invite à découvrir le pays. D'où la séquence, assez surréaliste j'en conviens, au milieu de la steppe et de nulle part lorsqu'on voit apparaître derrière des nuages de poussière une moto qui s'approche de nous. « Voilà notre premier client », je ris. Ce n'est pas une blague, nous y pensons sérieusement à notre futur restaurant en Mongolie…
Propos recueillis par Andrea Petrini