Dans le Ve arrondissement de Paris, ce café-restaurant ouvre dès le petit déjeuner. À 10 heures, l’une des serveuses arrive. Elle a 90 minutes de retard. Elle se fait toute petite, se faufile dans l’établissement, noue son tablier sans broncher. La gérante est hors d’elle. C’en est trop. La serveuse n’en est pas à sa première “panne d’oreiller”. Exaspérée, la patronne sermonne soudain sa salariée devant les clients. Tant pis pour le ton qui monte au milieu de la salle... Ces scènes ne sont pas nouvelles dans le secteur des CHR. Mais elles se multiplient depuis la crise sanitaire.
À ces retards s’ajoutent, de surcroît, l’absentéisme - “on ne compte plus les cas contacts !”, dit un restaurateur de Blois -, les démissions, les entretiens d’embauche où les postulants ne se présentent pas… Et pendant ce temps, des restaurateurs, hôteliers, patrons de cafés réduisent leurs offres, voire leurs jours d’ouverture, faute de serveurs, cuisiniers, femmes de chambres, concierges… “Sur le site de Pôle emploi, 5 000 personnes recherchent des postes en cuisine ou en salle, rien que dans la capitale. J’en ai appelé un certain nombre, mais chaque candidat a décliné mes propositions, parce qu’ils veulent changer de ville ou parce que les vacances approchent et qu’ils préfèreraient travailler à partir de septembre”, déplore, sidéré, Stéphane Manigold. Le président du groupe Eclore, également à la tête de la branche restauration de l’Umih Paris et Île-de-France, ajoute : “Ce n’est pas qu’une question d’horaires et de salaires - ces-derniers viennent d’être augmentés de 16 % dans la profession [en moyenne, par rapport à l'ancienne grille de salaires, NDLR] -, car même en proposant de ne travailler que 3 jours et demi chez un étoilé à Paris, les postes restent vacants.” Son constat : “La machine à travailler a volé en éclats. On a détruit la valeur travail. Or, sans économie forte, il ne peut y avoir de solidarité.” Il fait allusion à l’instauration du chômage partiel durant le Covid. Certes, il se dit “fier” de cette décision gouvernementale. Y compris pour ce qui est des prêts garantis par l'État (PGE). Toutefois, il nuance son propos en rappelant qu'avec le chômage partiel, 84 % des salaires ont été “donnés sans contrepartie”, “alors que les PGE restent à rembourser”. Ce qu’il redoute à présent : “Le blues du chef d’entreprise et la crise de vocation d’entrepreneur.”
“Nous avons beaucoup à travailler sur la relation avec nos collaborateurs”
“Dans tous les pays européens, nous observons ce même problème d’attractivité”, a commenté Didier Chenet, président du GNI, lors de la présentation à la presse de l’édition de novembre 2022 du salon EquipHotel. “Nous avons beaucoup à travailler sur la relation avec nos collaborateurs”, a renchéri Hervé Bécam. Pour le vice-président confédéral de l’Umih, “la discussion doit être différente désormais quand on recrute. Car le rapport s’est inversé : c’est aux employeurs de demander aux postulants quand ils veulent travailler, comment et combien de temps”. “L’offre est si supérieure à la demande que nous devons nous adapter”, confirme Nathalie Busson, directrice du Château des Forges, en Anjou, et présidente du club hôtelier d’Angers (Maine-et-Loire). Elle vient de renoncer à une candidature de junior, “parce qu’il y a douze minutes de marche entre l’arrêt de bus et mon établissement. La candidate a préféré un même poste en centre-ville”. Et ce, alors que le Château des Forges a décroché l’Ecolabel européen : “Une valeur à laquelle la jeune génération est sensible”, souligne Nathalie Busson. Elle poursuit : “En 2022, la vie privée prend le dessus sur un choix professionnel. Habitués à la colocation et au coworknig, les jeunes sont en quête d’un esprit d’équipe, d’un bien-être au travail et plutôt d’un CDD que d’un CDI.” L’effet Covid, Nathalie Busson le subit de plein fouet : “J’ai vu partir un ancien assistant manager, qui travaillait dix heures par jour. Sa compagne l’avait quitté à cause de ces horaires. Aujourd’hui, il est livreur et il a tous ses week-end.”
De son côté, Stéphane Manigold en appelle aux politiques. Ministres, députés, présidents de régions… il évoque avec eux le CV obligatoire - et non plus sur la base du volontariat - pour chaque chômeur recensé sur le site de Pôle emploi : “Sans CV à disposition, les indemnités devraient être moindres et sur une période plus courte.” Désormais intégré à l’équipe de l’émission Les Grandes Gueules sur RMC, le représentant de l’Umih fait passer “ce type de messages”, pour ouvrir le débat. Nathalie Busson, quant à elle, mise sur “la refonte de nos façons de fonctionner : c’est déstabilisant et challengeant à la fois. Mais ça aide à se projeter dans l’avenir”.
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Publié par Anne EVEILLARD
jeudi 21 juillet 2022