"Gil, c'est pour Gérard et Isabelle Laurain, mes parents. Dans la famille, on ne laisse rien au hasard." Assis à la terrasse de sa brasserie dans la galerie commerciale déserte, Sébastien Laurain a des éclairs dans ses yeux bleus. Le trentenaire l'avoue, c'est lui qui a poussé ses parents à reprendre ce restaurant avec lui. "Je les ai tellement tannés...", commence amèrement cet ancien élève de l'école hôtelière de Metz. "Avoir mon restaurant, c'était mon rêve."
C'est en octobre 2011 que Sébastien Laurain et son père Gérard ouvrent la Brasserie Gil dans la galerie marchande du supermarché d'Amnéville (Moselle). Le centre commercial est alors en service depuis un mois, sans tambour ni trompettes : encore en travaux, il ne fera la promotion de son ouverture que des semaines plus tard. La première incohérence d'une longue série. Sur les 70 cellules commerciales, une soixantaine a alors trouvé preneur. Les Laurain sont de ceux-là, séduits par la zone de chalandise qui promet de s'ouvrir. Les promoteurs l'ont promis, une maison médicale avec onze cabinets devrait venir s'installer à côté du supermarché, ainsi que des poids lourds comme Netto, Vêtimarché, Bricomarché... Le prévisionnel de fréquentation prévoit 25 000 personnes par jour. "C'est pour ce projet-là qu'on a signé !", s'emporte Sébastien Laurain. L'achat de la cellule et du fonds coûte 517 000 € à la famille. Des travaux imprévus font monter la note à 550 000 €, elle vend alors une maison de famille pour disposer de liquidités et met deux appartements en nantissement. Les Laurain sont d'autant plus confiants qu'ils ont engagé un cabinet d'experts qui leur assure que tous les indicateurs sont au vert. Gérard quitte un bon poste de commercial chez Bolloré Énergie, Sébastien celui de maître d'hôtel au Sofitel Luxembourg.
"Politique de la mise à mort"
Une fois installés, les Laurain déchantent. "On nous a interdit d'ouvrir le soir et d'avoir une terrasse... Des aberrations pour un restaurant !" Mais ce n'est pas tout. Les semaines passent, et toujours aucun Netto ni maison médicale à l'horizon. Sans en informer les commerçants de la galerie, ces projets ont été abandonnés. Un Bricomarché voit le jour, mais à Fameck, à des kilomètres de là. Sans interlocuteur vers qui se tourner, difficile pour les Laurain de demander des comptes. À la tête du supermarché, pas moins de quatre dirigeants se succèdent en quatre ans. "Il y a bien notre syndicat de copropriété, mais ils sont de mèche avec l'enseigne", accuse Sébastien Laurain.
Jusqu'à l'été 2015, la brasserie Gil survit tant bien que mal. Elle sert entre 40 et 100 couverts par jour, emploie deux serveuses jusqu'en juin dernier. Pour pouvoir payer leurs salaires et les charges de copropriété (3 855 € par trimestre), Gérard ne se paie pas et Sébastien a longtemps touché moins qu'un smic. Mais cet été, les locomotives de la galerie - Jennyfer, Celio, Mim... - plient bagage. "Depuis juillet, on ne fait plus que 15 à 20 couverts par jour, détaille Sébastien d'un air sombre. Ce n'est qu'une question de temps avant la liquidation." Dans l'aile de la brasserie, seules trois cellules sur 20 sont occupées. "On la surnomme la galerie fantôme... Moi j'appelle ça la politique de la mise à mort !"
En mars 2015, les restaurateurs ont été contactés par la foncière de développement du Groupement des mousquetaires, venue tâter le terrain pour racheter leur emplacement. "On l'a estimé à 425 000 €... Mais c'était en mars ! Aujourd'hui, on vaut bien moins que ça." Si la brasserie devait être liquidée, la famille Laurain estime qu'elle aura perdu 850 000 € en tout.
Publié par Lucie DE GUSSEME
samedi 10 octobre 2015