"J'ai travaillé à La Tour d'argent, La Marée, au Ritz, au Crillon et puis
à 25 ans, je me suis rendu compte que j'avais envie de vivre avec ma
génération. J'avais l'impression de jouer un rôle et je voulais me retrouver. J'ai
écrit tout ce que j'aimais quand j'allais au restaurant, de l'apéritif au
dessert à la bouteille de vin et les 500 F pour deux que je dépensais. C'est
exactement ce que je voulais, avec la gentillesse et la politesse du service. L'ambiance
et l'esprit 'restaurant d'auteur' me semblaient indispensables. J'ai trouvé le
lieu de La Régalade [Paris, XIVe], où il y avait tout ce qu'il me
fallait : une cuisine de plain-pied et la possibilité d'avoir l'oeil sur
tout et d'imprégner les murs de ma philosophie… C'est parti sur les chapeaux de
roues ! Le monde entier comme les politiques venaient, cela nous a dépassés
et, en même temps, il y avait une mixité sociale. Tous les clients se sentaient
à l'aise, car tous étaient traités de la même façon. On était axé sur la
convivialité et on se démenait pour qu'ils soient heureux. J'ai toujours refusé
les modes. En 1996, les réservations étaient prises sur un an, c'était comme
une euphorie. On était fier, mais on restait lucide. Tous les matins, je me
disais : 'ça peut s'arrêter'.
"La trouille de la lassitude"
En 2003, j'étais devenu indispensable au restaurant et j'ai eu peur de
me lasser. Je l'ai vendu à Bruno Doucet et j'ai remplacé pendant un an
des copains chefs quand ils en avaient besoin. J'ai réfléchi à ce que je
voulais : un bon emplacement et une valeur marchande. J'ai alors pensé à
un hôtel. J'ai décoré le Relais Saint-Germain à mon goût, j'avais envie de m'y
sentir comme chez moi, avec l'idée d'un art de vivre à la française et d'une
pension de famille de luxe… Dans la tradition, ce qui était ringard à l'époque.
Au bar, on n'a rien changé pendant six mois et on a vu la diversité de la
clientèle, les différents budgets, les demandes… On a fait le choix d'une
brasserie ouverte non-stop pour capter le plus de clients possible et où je suis
resté cuisinier. On a eu l'idée du gastronomique le soir et c'est ce qui nous a
permis de remplir l'hôtel. Les dix dernières années, la clientèle américaine et
japonaise est venue sans que l'on fasse quelque chose. On n'a pas fait le travail
auprès des clients français et maintenant que la clientèle étrangère ne vient
plus, on ressent une petite baisse. Avec les Avant-Comptoir, c'est une clientèle
française et de proximité que l'on capte.
"L'équipe, c'est le plus
important avec le produit"
Je suis contre le travail gratuit et quand j'ai créé La Régalade, je ne
voulais pas gagner moins qu'au Crillon. Le restaurateur est aussi commerçant,
on doit savoir compter et ne pas voler les clients, pour cela, on portionne, on
écrit au tableau, on pèse. Je gagne ma vie et je paye décemment mes employés.
Je fais d'ailleurs tout le recrutement. Les personnes qui entrent ici savent à
qui elles ont à faire, cela crée l'âme d'une maison. La fidélité des équipes, c'est
la force du restaurant. Cela se construit un peu chaque jour, avec les défauts
et les qualités de tout le monde. Le respect de son métier, c'est la rigueur et
la discipline, mais ça n'empêche pas de penser. Aujourd'hui, c'est la confiance
en soi, la responsabilisation et la fierté de la tâche accomplie qu'il faut
savoir transmettre. Nous allons va dépasser les 60 employés, et je le vis moins
bien. La transmission se fait par l'intermédiaire des chefs de service, mais je
maintiens par la présence, la présence et encore la présence."
Publié par Caroline MIGNOT