du 1er décembre 2005 |
PLEINS FEUX |
Lyon (69) Il a longtemps retardé l'échéance puis s'est finalement décidé. Sous le titre Paul Bocuse, le feu sacré, sa biographie vient de paraître aux éditions Glénat(1). En 224 pages, Paul Bocuse se met à nu, et se livre comme jamais. L'ouvrage, passionnant de bout en bout, est promis à un joli succès. Extraits choisis avec, en préambule, un entretien avec l'Empereur des Gueules.
Propos recueillis par Jean-François Mesplède. Notre collaborateur a été nommé le 24 novembre dernier directeur du Guide Rouge Michelin France.
Biographie
Paul Bocuse nous livre ses mémoires
L'Hôtellerie Restauration :
Vous aviez très longtemps refusé d'écrire vos mémoires. Les voilà en librairie.
Qu'est-ce qui vous a finalement décidé ?
Paul Bocuse : Je vieillis, et j'avais peur de perdre la
mémoire (un temps de silence, puis un sourire). J'ai beaucoup d'amis de mon âge qui sont
dans le cirage. Le 6 juillet 2005, j'ai loupé ma mort (sic) et lorsque l'on passe par ces
moments-là, il faut peut-être faire le bilan. Sauf pendant la guerre, je n'étais jamais
allé à l'hôpital. J'ai eu le temps de réfléchir, de prendre conscience que je
n'étais pas tout seul et qu'il y avait d'autres gens comme moi, d'autres plus gravement
malades. C'est finalement presque entrer dans un club que d'avoir eu une opération à
coeur ouvert(2).
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Comment
avez-vous vécu ce retour en arrière, alors qu'habituellement vous n'aimez guère vous
retourner sur votre passé ?
Je ne suis pas systématiquement contre les retours en arrière. J'ai beaucoup de respect
pour ceux qui étaient avant moi. Si je préfère regarder l'avenir, je vis aussi avec mon
passé, peut-être plus secrètement.
Diriez-vous
que c'était douloureux ou plutôt agréable ? Quels sentiments avez-vous éprouvé durant
ces longs mois de travail ?
Agréable sans doute car on ne se rappelle que des
bons moments.
Eugénie Brazier et sa petite-fille Anne-Marie entourent Paul Bocuse. |
Revenons à
votre métier. Cuisinier, c'était fatalement inscrit
L'école ne m'intéressait pas beaucoup, et dans la famille, nous sommes restaurateurs
depuis très longtemps. J'ai toujours été dedans et j'ai grandi dans cet univers. On
travaillait beaucoup les 3 mois d'été, mais on tirait quand même le diable par la
queue. Mon père était un excellent cuisinier. Il aimait bien le beaujolais et les
copains (rire). J'étais fils unique, et j'ai eu une jeunesse assez heureuse au bord de la
Saône où j'ai mes repères. Une sorte de long fleuve tranquille. Pendant l'occupation
allemande, ce n'était pas facile. Je me suis engagé, j'ai été démobilisé et j'ai
commencé à travailler dans un petit restaurant de Lyon, rue Gentil. En fait, j'ai
commencé la cuisine pendant la guerre, en 1941. C'était le restaurant de la Soierie chez
Claude Maret baptisé le 'cuisinier chantant'. C'était un restaurant de marché noir, on
ne travaillait qu'au déjeuner, car le soir le chef chantait à l'Opéra.
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Ensuite les
trois étapes décisives sont la Mère Brazier, Fernand Point à qui vous rendez un
vibrant hommage dans votre livre, et Lucas Carton.
Je suis monté au col de la Luère à vélo et 'la Mère' m'a dit : "Petit, tu es
courageux, je t'embauche." Effectivement, après, ce fut La Pyramide à Vienne chez Fernand Point qui a
été mon Pygmalion, un exemple à suivre en cuisine comme dans la vie. C'était un géant
dans tous les sens du terme. Il m'a converti à la rigueur et ma période d'apprentissage
a été très riche. Entre 20 et 30 ans, j'ai tout appris du métier dans des maisons
exceptionnelles et très différentes. À Paris, Lucas Carton avec la découverte d'un
autre univers culinaire s'est avéré être une étape importante.
Si vous
portez un regard sur votre profession, où situez-vous les changements les plus importants
de ces dernières années ?
Techniquement, c'est le nouveau matériel de cuisson. J'ai connu le charbon, et l'on
travaille désormais avec des fours à vapeur contrôlée qui représentent une vraie
révolution. Aujourd'hui le feu se maîtrise, mais avec l'électronique, on risque de
perdre certains gestes. Est-ce que l'on saura, par exemple, demain brider un poulet ? Mais
il paraît qu'il faut vivre avec son temps
Humainement la notoriété et la revalorisation du métier de cuisinier. À une époque,
les cuisines étaient en sous-sol. On connaissait le chasseur, le concierge, le maître
d'hôtel, rarement le cuisinier. Il y a eu ensuite un engouement pour la cuisine et
peut-être la création de la grande cuisine française a-t-elle joué un rôle(3).
Il était important de faire sortir les cuisiniers de leur cuisine et j'y ai contribué,
mais il faut aussi qu'ils ne sortent pas tout le temps (rire).
Et
que diriez-vous des chefs d'aujourd'hui ? D'Alain Ducasse, par exemple pour qui vous avez
de l'estime et de l'amitié ?
C'est une autre génération et Ducasse est un
phénomène hors du commun qui va, du reste, prendre la présidence des Meilleurs ouvriers
de France. Il a beaucoup de restaurants dans le monde, une école de cuisine et beaucoup
de chefs à sa disposition. Il sait faire de la cuisine de bistrot et de la haute
gastronomie, c'est un panel que personne n'a jamais eu.
Et à Lyon ?
Il y a des jeunes de qualité comme Mathieu Viannay, Nicolas Le Bec ou Philippe Gauvreau.
Je ne suis pas inquiet du tout pour la cuisine lyonnaise qui me semble être en bonne
santé.
Paul Bocuse habite toujours la maison qui l'a vu naître en 1926. |
Votre père
est mort en 1959, vous étiez alors revenu à Collonges que vous n'avez plus jamais
quitté !
C'est vrai, et j'ai voulu mettre mon
nom tout en haut de mon toit. C'est terrible de perdre son nom, et c'est la mésaventure
qu'avait connue mon père puisque le grand-père avait vendu le fonds et le nom. C'était
important de le récupérer. Je crois que j'ai eu de la chance dans mon parcours. En 1961,
je suis devenu Meilleur ouvrier de France, et j'ai eu tout de suite pas mal de presse.
Ensuite les 3 étoiles obtenues en 1965 ont été déterminantes. Cela aussi fait partie
de la réussite. J'ai beaucoup voyagé, et j'ai eu l'occasion de découvrir le monde, mais
lorsque je suis ici, je suis ici. Je n'ai pas de maison et je vis toujours là, couchant
dans la chambre où je suis né en 1926. Dans cette maison, je sais d'où viennent toutes
les choses. Je vis dans une histoire, dans un environnement. Même si je n'aime pas
regarder en arrière, je me dis qu'il y a eu des gens avant moi, et j'ai de la peine à
casser quelque chose.
Où
situez-vous le secret de la réussite ?
Quand on pense qu'on a réussi, c'est souvent qu'on a raté et la plus belle réussite
c'est la santé (rire). Pour revenir à la question, il faut de l'exigence. Et c'est
important aussi d'avoir une certaine discipline. De la rigueur aussi et il n'y a même pas
besoin de le dire : il suffit de donner l'exemple. Vous savez, faire bien un travail ne
prend pas plus de temps que de le faire mal. Le reste, c'est le détail. Je me dis
toujours, et c'est aussi ce que dit Michelin, que les plus belles performances sont
celles qui durent.
L'été
dernier, vous avez donc passé plusieurs jours à l'hôpital. Quel regard portez-vous
aujourd'hui sur ces moments difficiles ?
Tout cela remet les pendules à l'heure. Il y a beaucoup de monde dans le même cas et au
même niveau à l'hôpital où il n'y
a plus ni pauvres ni riches. Pour moi, c'était peut-être prédestiné, mais le
chirurgien se nommait Vigneron (!) et il a su régler le problème.
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Que
diriez-vous finalement de la vie, de votre vie ?
Que c'est un gag et qu'il ne faut pas trop se
prendre au sérieux parce qu'elle est trop courte. Que la mienne fut assez fantastique,
car j'ai côtoyé des gens exceptionnels. Pendant la guerre, quand les copains tombaient
à côté de moi, je me disais "pourquoi lui et pas moi" et cela m'a
donné un certain recul sur les choses. Alain Ducasse qui a été rescapé d'un accident
d'avion doit sans doute avoir la même conception, et le sentiment que plus rien ne peut
lui arriver. Je vis à mon rythme. Je me couche quand j'ai sommeil et je me suis toujours
levé très tôt. À l'heure du bilan, on ne se souvient que des bons moments et l'on
oublie les autres. Moi j'ai croqué la vie, j'ai tout fait et n'ai rien voulu laisser au
hasard. J'ai le sentiment d'être toujours en apprentissage. J'ai toujours ce souci de la
transmission de notre métier, car je pense qu'il y a aujourd'hui une jeunesse formidable.
Je peux m'en rendre compte lorsque je vais à l'Institut Paul Bocuse que je sais en de
bonnes mains. Il faut axer notre métier sur l'avenir, le passé on s'en fout (sic). Et
j'ai toutes les raisons d'être rassuré sur l'avenir. < zzz18p
(1) Alain et Dominique Vavro, fidèles de la galaxie Bocuse, ont assuré le graphisme et la direction artistique d'un livre préfacé par Valéry Giscard d'Estaing (qui lui remit la légion d'Honneur à l'Élysée en 1975), écrit par éve Marie Zizza avec de nombreux documents d'archives et des photos de plats signées Jean-François Mallet.
(2) Paul Bocuse a subi un triple pontage coronarien dans un établissement hospitalier lyonnais suivi d'une longue rééducation.
(3) À la fin des années 1960, avec la complicité d'Henri Gault et de Christian Millau, de Paul Bocuse et ses copains ou complices qui avaient pour noms Jean et Pierre Troisgros (Roanne), Roger Vergé (Mougins), Louis Outhier (La Napoule), Charles Barrier (Tours), Paul Haeberlin (Illhaeusern), Michel Guérard (Eugénie-les-Bains), Alain Chapel (Mionnay), Gaston Lenôtre, Raymond Oliver, René Lasserre (Paris) et Pierre Laporte (Biarritz).
"Moi j'ai croqué la vie, j'ai tout fait et
n'ai rien voulu laisser au hasard. J'ai le sentiment d'être toujours en apprentissage.
J'ai toujours ce souci de la transmission de notre métier, car je pense qu'il y a
aujourd'hui une jeunesse formidable."
Les mots pour le
dire
La
création
La
cuisine Les
étoiles Les
femmes Le
métier La
Saône, l'enfance |
Institut Paul
Bocuse, l'âge de raison
Témoignage, Alain Le Cossec :
professeur et chef de cuisine
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L'Hôtellerie Restauration n° 2953 Magazine 1er décembre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE