du 9 février 2006 |
LA PAGE DU CHEF |
AGRÉABLE, CULTUREL, INTELLECTUEL
L'ART CULINAIRE CONTEMPORAIN
Si la peinture, la sculpture, la musique sont des arts apparus depuis la nuit des temps, notre époque a vu se développer d'autres formes artistiques comme l'art photographique, l'art cinématographique, l'art vidéo, l'art conceptuel, l'art éphémère, l'art numérique et l'art culinaire : une recherche et création basées sur un échange interdisciplinaire entre les milieux gastronomiques et artistiques.
Par Tiphaine Campet
Eat art, une oeuvre de César : Compression bonbons, rééditée pour la Galerie Fraîch'attitude à Paris. |
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Une des premières manifestations d'art culinaire fut certainement la Cuisine futuriste, développée en Italie dès 1909. Elle présentait des recettes dans le seul dessein de constituer des combinaisons alimentaires riches de symboliques qui empruntaient beaucoup à l'aéronautique. Cependant, le fondement des artistes italiens était malsain, car il comportait une finalité politique totalitaire qui causa leur perte. Néanmoins, leur manifeste qui proposait une mise en scène et une théâtralisation du repas pleines d'originalité s'avère être de nos jours une formidable source d'inspiration. Par la suite, en 1970, l'artiste espagnol Daniel Spoerri se met à regarder le matériau nourriture comme un élément de création artistique, et lance le eat art, terme qui signifie littéralement manger l'art. Deux formes d'expression émergent de ce courant : la production d'oeuvres telles que la Vénus de Milo en sel ou le Pouce de César en sucre, et les happenings où la nourriture est présente et consommable. Daniel Spoerri a même été jusqu'à ouvrir un restaurant où étaient proposés à la carte - en plus des plats traditionnels - des mets inadaptés à notre culture (ours, trompe d'éléphant…). Sa démarche était destinée à interroger le spectateur sur ses appartenances alimentaires, ses habitudes culturelles, tout en questionnant l'essence même de l'art. Car les enjeux du eat art - faire accéder l'aliment au statut d'oeuvre d'art - lançaient un défi au temps en cherchant à se situer entre l'éternel et l'éphémère. Quant au terme premier art culinaire, il est apparu avec la nouvelle cuisine, une cuisine inventive, légère et révolutionnaire soutenue et médiatisée par Henri Gault et Christian Millau à partir de 1988.
Avec Ferra Adrià, un
nouveau concept d'art culinaire
En 1993, Ferran Adrià,
chef du restaurant El Bulli à Rosas en Espagne, lance un autre courant d'art
culinaire. Tout comme les grands couturiers, il passe 6 mois de l'année dans
son atelier de création culinaire situé à Barcelone - El Bulli
Taller - pour concevoir sa nouvelle collection de mets. Accompagné de ses cuisiniers,
il collabore avec des scientifiques, des responsables des services recherches et
développement des industries agroalimentaires, et des designers pour créer
chaque année entre 130 et 160 plats, dont les plus révolutionnaires sont
présentés à l'occasion de congrès gastronomiques organisés
en Espagne ou en Italie. Conscients de la voie ouverte à 'l'artification'
de la cuisine par Ferran Adrià, beaucoup de chefs français considèrent
son application gastronomique bien trop arrogante à leur goût. Cela dit, le précurseur catalan a su proposer
des concepts en corrélation avec ses propres idéaux et sa vision de la
cuisine. Aujourd'hui, le terme d'art culinaire a pris une connotation très
variée, car cette activité adopte autant de styles et de tendances pouvant
s'apparenter à divers courants artistiques.
Eat art, une oeuvre de Ben : Why not Daniel Spoerri. |
Un art complexe et diversifié
L'art culinaire contemporain
oscille plus ou moins entre art et gastronomie. Il englobe différents secteurs
artistiques, et on constate que les collaborations interdisciplinaires ne font qu'enrichir
les milieux respectifs. Le secteur que l'on peut considérer comme instigateur
du mouvement d'art culinaire contemporain reste celui des arts plastiques. Secteur
à partir duquel des designers culinaires tels que Marc Brétillot de
l'Esad (École supérieure des arts et design) de Reims ont su, en tant
que médiateurs, tisser des liens vers la gastronomie, et conduire des cuisiniers
artistes, tels que Ferran Adrià, à jouer de plus en plus avec une
mise en scène partielle ou totale des mets. À cela viennent s'ajouter
des photographes culinaires comme Jean-Louis Bloch-Lainé, qui a notamment effectué
les photos de l'ouvrage Sucré Salé de Pierre Gagnaire, attestant
et sublimant la mise en scène des mets. Grâce à l'apparition et
au développement des arts plastiques, l'art culinaire, jusqu'alors évalué
en terme d'art mineur, est en train de connaître une diversification stylistique
et un (re) dimensionnement. Les références artistiques qu'ils apportent
à la cuisine, l'enrichissent d'une satisfaction autrement plus complexe que
la simple critique gustative et le contentement du palais. Elles confèrent
un sens supplémentaire à l'acte de manger qui n'est, à l'origine,
qu'un besoin physiologique. Elles permettent une contribution intellectuelle du
convive qui, bien souvent, mange de façon passive, routinière, et dont
l'attention est accaparée par les conversations ou les discours.
Chaque année pendant 6 mois, Ferran Adrià
effectue toute une recherche créative pour créer de nouveaux plats ou
faire évoluer certains classiques.
À gauche : la Tarte aux pommes 1999.
À droite: la Tarte aux pommes 2000.
Une véritable culture
élitiste
En contrepartie, l'art culinaire
se veut de plus en plus élitiste car il requiert une culture gastronomique
avec des connaissances et des références permettant au convive, comme
au cuisinier, de se situer dans un style défini et reconnu. De surcroît,
cette connaissance, voire reconnaissance stylistique du milieu gastronomique par
le convive, lui permet d'apprécier à sa juste dimension la préparation
culinaire du cuisinier. Nous pouvons donc véritablement parler d'identité
culinaire. L'art culinaire devient donc aujourd'hui une culture, qui, comme la littérature ou l'art
en général, connaît des adeptes aux diverses expériences. Nous
aurions d'ailleurs tout intérêt à nommer 'moment gastronomique'
ce que nous appelons communément repas ; c'est une question d'évolution.
Ce terme ne cache pas forcément un côté expérimental, il met
simplement en évidence le fait que nous appréhendons de plus en plus la
sortie au restaurant telle une découverte culturelle, et non plus une manière
-certes détournée - de répondre à notre besoin physiologique
immuable. De ce fait, autant joindre l'utile à l'agréable, et plus encore,
l'utile au culturel et à l'intellectuel, et ce, grâce à la création
artistique. zzz22v
"L'art culinaire de Ferran Adrià"
: un livre de Tiphaine Campet
Si vous voulez
en savoir plus sur l'art culinaire, ne manquez pas de vous procurer l'ouvrage
réalisé par Tiphaine Campet :L'art culinaire de Ferran Adrià. Après avoir obtenu sa maîtrise d'arts plastiques à l'université
Paul Verlaine de Metz (57), cette étudiante - à la fois passionnée
par les arts et la gastronomie - prépare à l'heure actuelle un CAP
à l'École supérieure de cuisine française à Paris.
Vous pouvez vous procurer cet ouvrage auprès de Tiphaine Campet |
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L'Hôtellerie Restauration n° 2963 Hebdo 9 février 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE