du 2 février 2006 |
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE |
Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent.
Inventions de nouvelles consistances
Damiers, fibrés, conglomèles et autres beautés "artificielles"
C'est en cherchant à reproduire la structure des fibres musculaires de la viande et celles des cellules des fruits et légumes que j'ai découvert ces systèmes artificiels que j'ai nommé les fibrés, les damiers, les conglomèles… À vous de jouer avec ces systèmes pour surprendre vos convives avec de nouvelles consistances.
Par Hervé This
Dans
le monde culinaire, le naturel semble le fin du fin, alors que l'artificiel semble
être une sorte de frelatage de chimiste ou d'industriel, une sorte de sophistication,
de maquillage, au véritable sens, qui est de cacher des défauts. Pourtant,
il suffit d'observer la cuisine pour voir qu'elle n'est qu'artifice. Regardons ces
cochons de lait des traiteurs, où la chair a été découpée
en cubes soigneusement réassemblés. Ces cochons de lait sont littéralement
'artificiels'. Et ce n'est pas une critique, loin de là, puisque le mot 'artificiel'
vient du latin ars, qui signifie art !
Et les perles d'alginates si à la mode
aujourd'hui ? On a tendance à oublier un peu vite qu'elles ont été
créées par l'industrie alimentaire, qui voulait produire du 'caviar artificiel'.
Pourquoi alors critiquer l'industrie alimentaire, et pas la cuisine ? Ce n'est pas
juste ; pourtant, immanquablement, le mot 'artificiel', accolé à 'caviar',
fait penser à de médiocres ersatz, à des produits moins bien
que le véritable caviar ! Pourtant, nombre de cuisiniers ne font-ils pas, aujourd'hui,
des perles merveilleuses, à partir de merveilleux liquides qu'ils ont initialement
préparés ?
Oublions les connotations négatives
du mot 'artificiel' pour lui donner son véritable sens, et examinons les aliments.
Qu'ont-ils d'extraordinaire, que le travail de l'artisan ne sache pas faire ? Une
viande, c'est essentiellement de l'eau, mais cette eau est au sein de 'sacs' allongés
nommés fibres musculaires. De même, dans une pomme, l'eau n'est pas libre,
mais enfermée dans des cellules, sortes de sacs limités par une paroi.
Au premier ordre, la viande, le poisson, les légumes, les fruits sont majoritairement
composés d'eau ;
certes,
mais cette eau est au sein de structures qui lui donnent une consistance intéressante,
et cette consistance est importante, parce que c'est elle qui retarde le moment
où finit le plaisir de la dégustation. Alors, pourrions-nous produire
une 'viande artificielle' ? Et des 'légumes artificiels' ? Des poissons artificiels
? Des fruits artificiels ?
Coupe transversale vue au microscope d'un muscle de porc qui montre la texture fibrillaire de la viande. |
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Les 'fibrés' comme de
la viande artificielle
Dans une viande artificielle,
il doit y avoir de l'eau emprisonnée dans ce qui reproduit des fibres musculaires,
afin de donner à l'eau une consistance qu'elle n'a pas naturellement. Les
possibilités ne manquent pas : imaginons que nous cuisions des pâtes
creuses (des cannellonis, par exemple), puis que nous les remplissions d'une gelée.
Nous aurions alors, comme pour de la viande, la résistance de la fibre, qui,
sous la dent, cède soudain et libère le jus. Autrement dit, de simples
pâtes farcies d'un liquide reproduiraient une caractéristique essentielle
de la viande.
Le nom de 'viande artificielle'
ne vous plaît pas ? Changeons-le pour 'fibré', afin d'évoquer
la caractéristique essentielle du système réalisé. Et hâtons-nous
d'ajouter que les pâtes farcies de gelées n'en sont pas l'unique matérialisation.
Nous pourrions couler un oeuf battu dans du fromage évidé, par exemple,
et cuire : la structure fibrée demeurerait, mais le goût changerait.
Nous pourrions aussi creuser à l'emporte-pièce des légumes (haricots
verts, carottes), afin de former des canaux alignés qui seraient ensuite emplis
d'une préparation au goût du cuisinier. Là encore, nous aurions
des fibrés. En sucré ? Pourquoi ne pas aligner des cigarettes de confiture,
puisque cette dernière est un gel, c'est-à-dire, comme l'oeuf battu cuit,
comme la gelée de gélatine, une façon de 'solidifier' l'eau.
Les 'conglomèles' comme
des fruits artificiels
Pour réaliser des systèmes
qui auraient une structure analogue aux fruits, la chose n'est pas beaucoup plus
difficile. Il faut solidariser de petits sacs contenant un liquide. Utilisons des
alginates de sodium (je rappelle la recette : 1 % en poids dans un liquide qui a
du goût et que l'on fait tomber goutte à goutte dans une solution contenant
du calcium, avec une teneur de 2,5 %) pour former de petites perles à coeur
liquide. Puis 'collons' ces perles à l'aide d'un agent gélifiant : gélatine,
oeuf battu, appareil à farce ou à quenelle. Cuisons, et nous obtenons
une masse solide où seront dispersés les petits coeurs liquides. Cette
fois, le terme de 'fibré' ne convient plus, et je propose celui de 'conglomèles'
; joli, n'est-ce pas ?
Le goût ? Celui que vous voudrez. La
consistance exacte ? Celle que vous réaliserez, plus ou moins ferme selon la
fermeté du gel qui tiendra les billes liquides. Tout est possible, du gélatineux
tremblotant, à la limite de la prise, jusqu'au caoutchouteux d'un blanc
oeuf trop cuit.
Qu'avons-nous fait, avec ces fibrés
et ces structures cellulaires ? Nous avons joué avec l'eau, et cherché
des moyens de la répartir dans l'espace, à l'aide d'autres composants,
afin de donner à l'ensemble une consistance originale.
Tout est question de nombre
de dimensions
D'accord, cette description
est abstraite, mais l'abstraction a bien souvent l'intérêt de la généralité.
Par exemple, la notion abstraite de fibrés s'applique à une foule de
possibilités. Abstrayons donc. Dans les structures cellulaires, nous avons
joué avec des perles, petits points liquides, que nous avons dispersées
dans une sorte de pavé. Je vous propose de décrire un tel objet à
l'aide de la 'dimension' des constituants.
Pour
définir un pavé, par exemple, il faut trois nombres : la longueur, la
largeur et la hauteur. En conséquence, on dit que la dimension d'un pavé
est égale à 3. Pour une feuille, deux nombres suffisent : la longueur
et la largeur ; de ce fait, la dimension d'une feuille est dite égale à
2. En appliquant toujours le même principe, un fil a une dimension égale
à 1, celui de sa longueur, tandis qu'un point a une dimension égale
à 0.
En cuisine, le praticien utilise ainsi des objets
de dimension 0, 1, 2 ou 3 qu'il assemble à sa guise. Comment les assemble-t-il
? Les opérations les plus courantes sont des superpositions, devant ou derrière,
à gauche ou à droite, dessus
ou
dessous, ou encore des inclusions. Il suffit donc, pour décrire abstraitement
une composition culinaire (le contenu d'une assiette), d'utiliser des symboles pour
décrire les dimensions des objets, ainsi que les arrangements de ces objets.
On obtient ainsi des formules, non pas mathématiques, mais physiques.
Pour ne pas compliquer inutilement, permettez-moi
de ne pas écrire ces formules ici, et laissez-moi simplement décrire l'intérêt
des formules : en les explorant, on obtient des descriptions que l'on n'aurait pas
envisagées.
Un damier à 3 dimensions permet de réaliser une consistance jamais ressentie. |
Pour aller vers plus de consistance
Les damiers à 3 dimensions,
par exemple, sont des damiers superposés, et décalés d'une case : au total, il
s'agit d'un empilement de points dans les trois directions de l'espace. Pour les
réaliser ? Pas difficile : imaginez que vous coupez des dés de poisson et des
dés de navet, puis que vous empilez ces deux sortes de dés en alternant ; vous
obtenez un damier tridimensionnel de poisson et de navet.
L'empilement vous semble fastidieux ? Infaisable
en cuisine ? Alors coupez des bandes de poisson et des bandes de navet et juxtaposez-les
; puis coupez des carrés et juxtaposez ces derniers en les tournant d'un quart
de tour chaque fois que vous empilez une nouvelle couche. Cette fois, le travail
est rapide… et la consistance tout à fait extraordinaire : la dent
écrase mollement le navet, tombe sur le poisson, dévie vers le navet voisin,
retombe sur le poisson… Au total, une consistance jamais ressentie. Le goût
? Celui du poisson et du navet, que vous pouvez remplacer par ce que vous voudrez.
On le voit, ces explorations visent
à décoller des systèmes mous avec lesquels les cuisiniers lancés
dans la 'cuisine moléculaire' ont beaucoup joué : mousses, émulsions,
gels… Il s'agit de donner de la consistance, parce que c'est cette dernière
qui fait la longueur en bouche, au moins du point de vue masticatoire. Les possibilités
sont en nombre infini, et j'ai l'impression qu'il est temps que nous explorions
ces systèmes artificiels, qui reproduisent des structures d'objets naturels
ou qui introduisent de nouvelles structures.
Le 'goût', j'y reviens, est celui
que le cuisinier aura décidé. Toutefois j'ai tort d'écrire la phrase
précédente, car le goût est la sensation complète que nous
avons quand nous mangeons : il y a de la 'texture' dans le goût, et l'on peut
difficilement séparer l'effet dû à la consistance de celui dû
aux molécules odorantes ou aux molécules sapides (celles qui sont perçues
par les papilles), sans parler des molécules qui, fraîches (comme dans
la menthe, le concombre…) ou piquantes (le poivre, le piment, la girolle ou
l'ail crus…), stimulent ce nerf 'trijumeau' (il a trois branches) qui vient
de l'arrière du cerveau pour irriguer le nez, la langue et le palais.
Bien sûr, les cuisiniers peuvent
cuisiner comme jadis : sauter des viandes et des poissons, braiser des légumes
entiers ; bien sûr, ils peuvent servir de simples bouillons, ils peuvent continuer
de rôtir, mais la pâte feuilletée n'est-elle pas une merveilleuse
invention ? Ou la mousse au chocolat ? Ou la dodine de canard ? C'est de cela dont
il est question, avec ces nouvelles façons de structurer l'espace comestible
! n
zzz22v
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L'Hôtellerie Restauration n° 2962 Magazine 2 février 2006 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE