du 11 septembre 2003 |
RESTAURATION |
Par Hervé This
Périodiquement, un journaliste américain ou autre s'y met : la cuisine française serait en perte de vitesse. Cette fois-ci, c'est un dénommé Lubow qui écrit dans le New York Times que la créativité culinaire a déserté la France pour l'Espagne, grâce à Ferran Adria, Andoni Luis Aduriz et d'autres. Pierre Gagnaire ferait des choses trop compliquées, et Michel Bras prolongerait la nouvelle cuisine sans vouloir changer le monde...
L'article est si lourd qu'il perd sa crédibilité. Ne nous émouvons pas : les chiens aboient, la caravane passe. La cuisine française n'a pas de bile à se faire ; elle doit continuer à travailler bien, à former des jeunes enthousiastes...
J'allais écrire "créatifs,
innovants", mais je me suis arrêté, car c'est cela qui est en question. Mettons
de côté mes amis Ferran Adria et Andoni Luis Aduriz, qui sont de remarquables artistes
culinaires et qui n'ont pas démérité, au contraire ; ne mentionnons pas de nombreux
chefs espagnols que j'aime et que j'admire : la question n'est pas d'abaisser les
cuisiniers espagnols pour remonter les cuisiniers français (c'est précisément cela que
je reproche à A. Lubow : il a fait l'inverse, se posant prétentieusement en arbitre
culinaire).
Non, la question que je pose ici est celle de la créativité : l'article de A. Lubow fait
penser que la cuisine doit 'innover' (mot à la mode), comme dans l'industrie automobile,
informatique... Il faudrait faire des textures inédites, des goûts extraterrestres...
Les idées de ce type sont néfastes, car l'art culinaire est d'abord un art. Or, il ne
peut exister de progrès en art. Matisse a-t-il innové par rapport à Rembrandt ? Non, il
a seulement fait du Matisse. Boulez est-il plus créatif que Mozart ? Non, il a seulement
fait du Boulez, alors que Mozart composait du Mozart.
Lors du Congrès mondial de la gastronomie, organisé à Madrid en janvier 2003, les
présentations des cuisiniers invités ont été souvent caricaturales : chacun y allait
de sa petite invention, pour faire une feuille de pâte plus molle, une gelée plus
ferme... Quelle déception pour le chimiste que je suis ! On me montrait beaucoup de
gadgets au lieu de me présenter de la création artistique. Cette déception était
d'autant plus forte que j'avais été invité à présenter ma dernière découverte : un
petit calcul tout simple, qui conduit à l'invention d'un nombre infini de plats aussi
nouveaux que la crème fouettée ou la pâte feuilletée. J'ai conclu ma conférence en
disant que, désormais, l'invention technique n'avait plus aucun intérêt (elle n'en
avait déjà pas, mais le calcul présenté achevait de le démontrer : une 'innovation'
contre un nombre infini !) et que l'art culinaire devait se préoccuper de goût. Moins
visible, plus subtil, non réductible au gadget ! Regardons les cuisiniers français que
j'admire : Pierre Gagnaire résiste à tous les gadgets que je lui tends, pour n'en faire
que de minuscules éléments de ses compositions artistiques. Je vous invite à consulter
notre travail mensuel sur son site : www.pierregagnaire.com/francais/cdmodernite.htm
Voilà de l'art culinaire ! Michel Bras a sa vision culinaire inédite, teintée d'Aubrac.
Voilà un courant artistique. Avec originalité, Olivier Roellinger pense sa cuisine comme
sa terre. Emile Jung rêve de goûts d'Alsace qu'il interprète à sa façon. Philippe
Conticini est merveilleusement obsédé par ses mélanges de goûts, et ses innovations
sont en termes gustatifs. Et Antoine Westerman, et Christian Conticini, et Jean-Michel
Lorain, et Yannick Alleno, et tous les autres que j'aime et qui essaient de faire du bon,
parce qu'ils savent que le bon, c'est le beau en cuisine. Je me répète parce que j'ai le
sentiment que l'idée est oubliée : l'art culinaire n'est ni la répétition, ni le
gadget, ni le seul aspect visuel. Et l'art culinaire ne doit pas être confondu avec
l'artisanat culinaire.
Ces remarques ont plusieurs conséquences. Premièrement, l'Education nationale et les
maîtres d'apprentissage ont la lourde responsabilité de faire comprendre aux jeunes
cuisiniers la nature réelle de leur artisanat pour certains, et de leur art pour
d'autres. Deuxièmement, il est temps que se développe une 'esthétique culinaire',
c'est-à-dire une réflexion sur l'art culinaire qui ne se résume pas, misérablement, à
"mettre en avant le produit", ou à dire, en niant le travail de cuisine,
que les "choses sont bonnes quand elles ont le goût de ce qu'elles sont".
Troisièmement, il est temps que l'on cesse de confondre le beau à voir avec le beau à
manger, le bon : assez de ces brins de ciboulette et de persil, de ces petites branches de
thym ou de romarin qui prétendent 'faire joli' ; gourmand, je veux que l'esthétique
visuelle ait un sens, dans la composition globale, gustative, de l'assiette.
Quatrièmement, n'est-il pas temps que la cuisine française, malgré son infinie
diversité (une preuve de plus que la créativité culinaire n'est pas morte en France),
se rassemble un peu ? N'est-il pas temps que les cuisiniers français organisent le sommet
mondial, non de la gastronomie, mais de la cuisine, en France, voire dans sa capitale,
Paris ? N'est-il pas temps que les mille académies, cercles, associations, écoles,
tendances, chambres, syndicats... se retrouvent pour travailler ensemble, pour travailler
! Il y a là un chantier enthousiasmant.
Que ne suis-je cuisinier pour y participer !zzz22v
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L'Hôtellerie Restauration n° 2838 Hebdo 11 Septembre 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE