En Allemagne, on ne plaisante pas avec la currywurst. Icône de la street food berlinoise, cette saucisse bouillie puis frite dans l'huile, découpée en tranches et arrosée d'une sauce tomate saupoudrée de curry, se déguste sur le pouce, debout, au coin d'une table en fer. Un musée lui est même consacré. Et l'on se bat âprement pour revendiquer l'authenticité de ce mets créé par Herta Heuwer en 1949, dans les ruines de la capitale allemande.
Si les baraques à currywurst sont légion dans les rues de Berlin, le créneau reste dominé par une poignée d'acteurs historiques. Quand Mario Ziervogel a voulu promouvoir l'échoppe qu'il a ouverte cette année - Ziervogel's Cult Curry - avec le slogan "Currywurst depuis 1960", sa propre mère - aux côtés de laquelle il a travaillé pendant vingt-trois ans - n'a pas hésité à le traîner devant les tribunaux. Waltraud Ziervogel, 76 ans, tient Konnopke's Imbiss, qui se targue d'avoir introduit la currywurst à Berlin-Est. La justice allemande a tranché en faveur de cette dernière, et Mario Ziervogel a dû renoncer à cette allusion historique pour vanter son établissement.
Dans un marché où l'on consomme près de 70 millions de "steaks du pauvre" chaque année (800 millions en Allemagne), protéger sa marque est une évidence. Curry 36, entreprise familiale créée en 1981 et implantée dans le quartier branché de Kreuzberg, poursuit aussi ceux qui s'inspirent de son nom : Curry 85 à Munich et Curry 54 à Magdebourg (dans l'Est) sont toujours en procès avec l'enseigne. "Nous ne menons pas ce combat contre une entreprise en particulier, mais pour défendre nos droits et une marque de fabrique", souligne Mirko Grossmann, membre de la direction de Curry 36. L'enseigne (40 employés) fait preuve d'une prudence de Sioux pour ouvrir de nouvelles unités : "Le choix d'un bon emplacement demeure essentiel pour la survie d'une enseigne, même quand celle-ci est bien établie comme la nôtre, ajoute-t-il. Ce qui explique pourquoi il nous a fallu trente et un ans pour nous décider à ouvrir une deuxième boutique", à deux pas du célèbre zoo de Berlin.
Montée en gamme d'un mets prolétarien
Photos d'alpages, moleskine rouge et boiseries aux tons chauds, le bistrot aux allures de chalet du Ziervogel's Cult Curry dénote par rapport aux spartiates cahutes, ouvertes aux quatre vents, qu'affectionnent les Berlinois. Mais les prix y restent modiques : 1,80 € la currywurst, alors que cette dernière est facturée 17 € au restaurant de l'hôtel 5 étoiles Adlon, le plus select de Berlin.
Signe d'une inéluctable montée en gamme de ce mets prolétarien ? Cette perspective laisse sceptiques les aficionados. Pour Petra Boden, universitaire et auteur d'un ouvrage consacré à cette spécialité, "Chaque enseigne fait grand cas du secret de fabrication de sa sauce, de l'huile, des épices et des tomates qu'elle utilise. Mais ce qui fait la différence, ce n'est pas tant le goût, mais plutôt l'endroit où l'on mange sa currywurst. Ce qui compte, ce sont les personnes que l'on peut rencontrer, le quartier. C'est avant tout un lieu de socialisation, qui correspond à l'image de ville 'pauvre mais sexy' qui est le slogan de Berlin."
Publié par Gilles BOUVAIST
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