Chez les Roca, on a les pieds sur terre. Les trois frères ont grandi dans le bar d'un quartier très populaire de Gérone où leur mère Montserrat Fontané et grand-mère Angeleta faisaient mijoter des plats simples. Le modeste appartement familial était juste au-dessus. Ils ont baigné dans le métier avant de se décider, chacun leur tour, de rentrer à l'école hôtelière. « Si on étudie, on peut y arriver », dit Josep Roca. La famille est d'ailleurs une fidèle de l'école hôtelière qui les a formés.
En août 1986, c'est l'ouverture du premier restaurant El Celler de Can Roca, dans le bâtiment attenant au bar. Les deux frères aînés, Joan et Josep, voyagent d'abord en France. « La culture française est très importante pour nous. Quand nous avons découvert les Maisons Troisgros et Pic, cela nous a ouvert des perspectives en cuisine autant qu'en gestion d'entreprise », explique Joan. Si leur apprentissage a été très sérieusement influencé par la France, ils ont toujours eu le goût de leur terroir et veulent le défendre, rappelant que la connaissance de la cuisine catalane porte sur 8 siècles et qu'ils possèdent aussi en catalogne une multitude de produits fantastiques.
Une deuxième phase de travaux, en 1996, permet de donner au restaurant un cadre plus agréable. En 2007, c'est le grand saut une centaine de mètres plus loin. Joan, Josep et Jordi intègrent le tout nouveau restaurant bâti comme ils l'avaient imaginé pendant de longues années. Voir leur rêve aboutir était leur but. Mais pas au prix d'un endettement. Ils ont dû patienter. Leur bonheur n'en a été que plus grand.
100 mètres les séparent donc du bar restaurant Can Roca dans lequel les parents Roca sont toujours aux fourneaux. Une distance parcourue tous les jours par tous les salariés qui vont se restaurer là-bas avec invariablement les 3 frères. Histoire de ne jamais oublier d'où l'on vient. Un réflexe, ce retour quotidien auprès des parents. Car l'année du déménagement fut aussi celle des 3 étoiles Michelin. 2007, une année bénie pour les Roca.
Leur particularité ? Leur force ? Tous les trois (interrogés séparément) évoquent leur trio, leur confiance mutuelle, leur connivence autant que leur franc parler, leur complémentarité, leur philosophie commune (« toujours travailler dans l'optique de créer un grand restaurant, mais sans concessions commerciales tout en assurant des résultats à l'équilibre »). « Si tu veux arriver vite, tu peux partir vite. Si tu veux aller loin, il faut partir accompagné », dit Josep qui confie « A chaque service, nous avons un conseil d'administration ». Le trio discute ferme mais reste toujours soudé.
Le meilleur restaurant du monde, c'est 55 couverts, 17 salariés en cuisine et 20 en salle dont 4 sommeliers, menus à 130 et 160 euros, mais il y a aussi possibilité de manger à la carte. Le restaurant affiche complet depuis 5 ans. Deux jours de fermeture dimanche et lundi. Mais en fait, le mardi midi, il n'y a pas de service. A partir de 9 h, les salariés sont en formation. « Nous expliquons nos plats, notre philosophie, c'est un temps nécessaire », explique Joan Roca. D'autant que El Celler de Can Roca reçoit 17 nouveaux stagiaires tous les 4 mois. « C'est important d'avoir cette jeunesse, c'est de l'énergie », ajoute-t-il.
En parallèle, les Roca ont constitué une petite galaxie de business complémentaires au restaurant gastronomique. Outre le bar-restaurant originel Can Roca, il y a le Mas Marroch pour les banquets, le Cap Roig restaurant du Cap Roig Festival (catering, uniquement l'été), Roca Barcelona (un restaurant 1 étoile et un Roca Bar dans l'Hôtel Omm) et Rocambolesc, un glacier. Les 3 étoiles et la médiatisation du titre de meilleur restaurant du monde drainent de très nombreuses propositions, mais les frères Roca gardent, comme toujours, la tête froide. « Nous étudions les propositions mais pas question de se précipiter. Le Roca Bar ou le glacier Rocambolesc, le dernier-né conçu par Jordi, sont sûrement les axes de développement que nous privilégierons », lâche Joan Roca.
Et dans l'assiette ?
Que trouve-t-on au menu du meilleur restaurant du monde ? Le jeu, l'imagination débridée et le défi de l'innovation caractérisent la vision des frères Roca. Le repas s'amorce sur une mappemonde en papier qui s'entrouvre sur 5 amuse-bouche représentant chacun un pays : le Mexique : guacamole légèrement pimenté, graines de moutarde, congelées et enrobées de gelée d'eau de tomate et coriandre ; le Pérou : bouillon de ceviche congelé enrobé de beurre de cacao ; la Chine : feuille de riz badigeonnée de gras de porc, frite, poudre de cacahuètes, bâtonnets de légumes marinés, basilic pourpre. Maroc : opaline croustillante, safran, ras el hanout, yaourt au lait de chèvre, miel, feuille de menthe. Japon : pâte de haricot miso, dashi enrobé de tempura. 18 plats suivront. Les olives vertes farcies d'anchois enrobées de sucre cuit sont disposées sur un olivier en format bonsai. Une fausse glace Viennetta aux asperges blanches et truffes d'été. Un plat dressé en forme de Mandala composé de croustillants de poitrine de porcelet, de fleurs d'artichaut nain, de touches de purée de mangue, curry, serpolet, fenouil, thym, jasmin… Il y a aussi les gambas grillées jus concentré de têtes, biscuit minute aux algues, purée crémeuse de plancton ou le foie de pigeon glacé à l'orange. Les surprises se succèdent autant dans les goûts, saveurs, textures que dans les contenants uniques.
« Nous utilisons beaucoup le dialogue avec la science et avec les arts. Jordi a un esprit très jeune, non conformiste. Il aime casser les normes. Notre côté avant-gardiste est indéniable », explique Joan Roca. « Chacun de nous a sa part créative, ajoute Jordi. Pour moi, la pâtisserie est un jeu. Je veux toujours retrouver la sensation de l'enfant, celle de l'excitation lorsqu'il brave les interdits. Nous nous apportons mutuellement des idées et nous cherchons des solutions ».
Josep Roca n'est pas en reste. Il vit le service à 300% et transmet inlassablement ses convictions. « Rigueur et passion plutôt que laisser-faire. Mais surtout il n'y a pas que la technique ou la connaissance, il y a la générosité et le sens de l'hospitalité. Ici, le service est normal, amical, respectueux néanmoins il faut rester soi-même. On ne joue pas la comédie. Il faut connaître toutes les subtilités de la cuisine mais il n'est pas nécessaire de multiplier les interventions », indique Josep qui insiste sur la capacité de gérer l'intelligence émotionnelle, celle qui permet d'être en phase avec le client.
Joan, Josep et Jordi Roca font corps. C'est un atout indéniable. Ils ont su aussi conserver leur état d'esprit ouvert à la nouveauté et à l'insolite, à la recherche de tout ce qui peut les faire vibrer. « Ferran Adria a concentré l'attention des médias pendant des années. Il a permis une ouverture sur notre région. Mais nous avons été pendant longtemps protégés d'une grande exposition médiatique. Nous avons eu le temps que nos idées et concepts arrivent à maturité », dit Joan Roca. Un bon timing pour les frères Roca qui découvrent la notoriété et la gère en toute simplicité.
Publié par Nadine LEMOINE