Quelles sont les tendances de la gastronomie mondiale ?

La Liste, qui vient de dévoiler son Top 1000 des meilleurs restaurants du monde, résume les tendances et faits saillants de la gastronomie mondiale qu'elle a observés en 2024.

Publié le 26 novembre 2024 à 16:34

Arnaud Donckele et Guy Savoy en tête de La Liste 2025

I)       La cuisine élevée au rang des arts

L'élection de Guy Savoy comme membre libre à l'Académie des beaux-arts en Novembre 2024 marque un tournant historique : pour la première fois, la gastronomie entre officiellement dans le cercle des arts majeurs. Ce n'est pas un hasard si cette reconnaissance touche le chef du "Meilleur Restaurant du Monde" selon La Liste - distinction obtenue huit années consécutives. Cette consécration institutionnelle souligne que la haute cuisine peut être à la fois un art et une source de plaisir accessible.

II)     La télévision, faiseur de rois

Un changement profond s'opère dans la façon dont le public découvre et apprécie la gastronomie. Les émissions culinaires, particulièrement Top Chef en France, ne sont plus de simples divertissements : elles façonnent désormais l'opinion publique sur la haute cuisine. Les chefs, sélectionnés autant pour leur personnalité que pour leur talent culinaire, construisent une nouvelle forme de légitimité, plus émotionnelle et directe que celle des critiques traditionnels.

Cette démocratisation médiatique transforme la relation entre le public et la gastronomie. Les téléspectateurs ne suivent plus aveuglément les avis des guides, mais développent des affinités personnelles avec des chefs qu'ils ont appris à connaître à travers leur écran. Cette connexion émotionnelle influence leurs choix de restaurants, parfois davantage que les critiques gastronomiques classiques.

III)    Le défi des indépendants face aux groupes de luxe

La montée en puissance des grands groupes de luxe et hôteliers dans la gastronomie bouleverse profondément le paysage. Ces acteurs disposent de moyens considérables : capacité d'investissement massive, outils marketing sophistiqués, économies d'échelle, gestion optimisée des ressources humaines et possibilité d'absorber les pertes initiales. Pour un restaurant du Four Seasons, du Mandarin Oriental ou de LVMH, la rentabilité immédiate n'est pas une nécessité absolue - le prestige et l'image priment.

Face à cette nouvelle donne, les restaurateurs indépendants doivent se réinventer. Certains misent sur des formats plus intimes qui optimisent les coûts, d'autres sur des modèles hybrides préservant leur indépendance créative tout en s'appuyant sur des partenariats stratégiques. La question est cruciale : la haute gastronomie peut-elle rester un espace où les indépendants ont leur place, ou deviendra-t-elle le territoire exclusif des grands groupes ? Il est trop tôt pour le dire, mais la question se pose.

IV)    La mondialisation des cuisines : gagnants et challengers

IVa) Les succès du modèle italien

La cuisine italienne a conquis le monde en deux temps. D'abord par sa version authentique et accessible : trattorias et pizzerias prospèrent en proposant une cuisine de qualité à prix raisonnable. Cette démocratisation réussie a créé un terreau fertile pour l'émergence d'une haute gastronomie italienne internationale. Aujourd'hui, des restaurants italiens haut de gamme brillent dans les métropoles mondiales, de Hong Kong à New York, perpétuant l'excellence de la cuisine méditerranéenne tout en la réinventant.

IVb) Le paradoxe du sushi

Le sushi connaît un succès planétaire dans une version adaptée aux goûts et aux réalités économiques occidentales. En effet, le saumon, devenu la star des cartes occidentales, est traditionnellement peu utilisé au Japon dans les sushis. La tendance évolue désormais : la cuisine japonaise s'émancipe progressivement de son image de "fast-food healthy" pour révéler sa véritable sophistication. Des établissements japonais haut de gamme s'implantent dans les grandes capitales, comme The Araki à Londres ou Hakuba à Paris, offrant une expérience gastronomique authentique et raffinée, bien loin des adaptations occidentales.

IVc) L’ascension coréenne

La cuisine coréenne s'impose comme la nouvelle tendance mondiale, portée par le soft power des séries Netflix et une stratégie gouvernementale ambitieuse. Positionnée dans une gamme de prix accessible (moins de 40 euros), elle séduit par sa modernité et son authenticité, avec des établissements phares qui brillent tant aux États-Unis qu'en Corée.

IVd) Le défi chinois

La gastronomie chinoise souffre d'un décalage majeur entre sa richesse culturelle et son image à l'international. Cantonnée souvent aux très bas prix hors de Chine, elle peine à faire reconnaître son raffinement séculaire. Un problème aggravé par la présence de restaurants "chinois" tenus par des non-professionnels, parfois même non chinois, qui perpétuent une version appauvrie de cette cuisine millénaire.

IVe) La cuisine indienne monte en gamme

La cuisine indienne connaît une transformation intéressante : longtemps cantonnée aux curry houses à l'étranger, elle voit émerger des restaurants plus ambitieux, par exemple aux Émirats, qui présentent la diversité de ses cuisines régionales et une approche contemporaine de ses traditions.

V)     L’évolution naturelle vers le végétal

La haute gastronomie embrasse désormais pleinement le végétal, non par simple concession aux tendances, mais par véritable créativité culinaire. Les grands restaurants proposent naturellement des menus végétariens ou végans qui ne sont plus des options par défaut, mais de véritables créations gastronomiques. Le mouvement s'étend bien au-delà des restaurants étoilés. Une nouvelle génération de bistrots contemporains, comme le Faubourg Daimant à Paris, place le végétal au cœur de leur proposition. Les chefs y trouvent un nouveau terrain d'expression, transformant les contraintes en opportunités créatives. Cette approche répond à une double exigence : celle du goût, avec des assiettes plus légères et inventives, et celle de la responsabilité environnementale, sans compromis sur le plaisir. Le végétal n'est plus une alternative mais une proposition gastronomique à part entière, capable de séduire tous les palais, végétariens comme omnivores.

 

VI)    Le retour au feu

Le retour à la cuisson au feu de bois marque un tournant majeur. De nombreux chefs redécouvrent les saveurs de la flamme, installant des foyers ouverts dans leurs restaurants. Cette tendance va au-delà de la technique : elle apporte théâtralité et chaleur dans la salle, reconnectant les convives avec des méthodes de cuisson ancestrales.

VII)  La fermentation toujours en vedette

Les techniques de fermentation, popularisées par le mouvement nordique, se sont généralisées. Les chefs créent leurs propres laboratoires de fermentation, développant kombucha, pickles et condiments qui apportent complexité et profondeur aux plats.

VIII) La mixologie gastronomique

Les accords mets-boissons s'étendent au-delà du vin. Les cocktails sur mesure, les infusions, les jus pressés et les kombuchas maison deviennent des éléments essentiels de l'expérience gastronomique, particulièrement appréciés par une clientèle plus jeune.

IX)    Vers la grande mutation de la gastronomie ?

Un changement de paradigme nécessaire

La gastronomie traverse une période de transformation profonde. Les données sont parlantes : seize pour cent des restaurants distingués ferment leurs portes, forçant une réinvention nécessaire du modèle. En Europe de l'Ouest, seule la Suisse semble épargnée de ces turbulences.

Un changement de paradigme nécessaire

Les fermetures s'enchaînent parmi les plus grands noms : en Allemagne, la situation est particulièrement révélatrice. Le Gourmet à Heidelberg, Dr. Kosch à Düsseldorf, et Ernst à Berlin, malgré sa jauge limitée à douze couverts, n'ont pas trouvé leur public. Des établissements comme Lode & Stijn, theNOname et Cordo ont également fermé leurs portes. La Frankfurter Allgemeine Zeitung résume parfaitement la situation : "Les temps où les gens inscrivaient leurs noms sur des listes d'attente et patientaient des semaines pour dépenser des centaines d'euros pour un dîner sont révolus… Les distinctions décoratives ne suffisent plus à payer les factures, c'est la clientèle qui le fait."

Une remise en question internationale

Au Royaume-Uni, plus de dix restaurants ferment quotidiennement, entraînant une baisse de 3,6 % du nombre d'établissements. Le chef Tom Kerridge révèle avoir perdu plus d'un million de livres depuis la pandémie, ses factures d'énergie ayant augmenté de 700 % en un an. En Espagne, le témoignage du chef Carles Abellan sonne comme un avertissement : "Ne vous lancez pas dans la restauration. Vous y perdrez votre santé, votre partenaire, votre maison, vos enfants."

Le cas du groupe El Barrio d'Albert Adrià est symptomatique : une faillite avec 8 millions d'euros de dettes (selon La Repubblica), révélant les limites d'un modèle centré sur l'innovation à tout prix. Les fermetures se multiplient : Arbidel à Ribadesella, Es Raco d’ies Teix à Majorque, Arce à Madrid du chef Andrés Madrigal, Auga e Sal à Saint-Jacques-de-Compostelle. Même en Italie, le restaurant de Carlo Cracco dans la Galleria de Milan accumule 4,6 millions d'euros de pertes sur cinq ans.

Au-delà des défis économiques

Si l'explosion des coûts énergétiques, la pénurie de personnel et l'inflation des matières premières pèsent lourd, une raison plus fondamentale émerge : le décalage entre les attentes des clients et une certaine vision de la gastronomie. Un paradoxe éclairant se dessine dans la crise actuelle : la clientèle aisée, qui pourrait sans difficulté s'offrir les tables les plus prestigieuses, s'en détourne progressivement. Une réalité s'impose : même les clients fortunés scrutent l'addition lorsque le plaisir n'était pas au rendez-vous. Ce n'est pas une question de moyens, mais d'expérience décevante qui fait soudain paraître le prix excessif. Le menu unique imposé à tous est devenu le symbole d'une dérive. Sous couvert de créativité et d'économies d'échelle, cette pratique prive le client de ce qui fait l'essence même du restaurant : le choix. En imposant les mêmes plats à tous les convives, quelle que soit leur humeur ou leurs préférences, les restaurants oublient que la gastronomie est avant tout une affaire de goûts personnels.

Les nouveaux chemins du succès

Les établissements qui prospèrent sont ceux qui replacent le client au centre de leur approche. L'exemple du Nobelhart & Schmutzig à Berlin est édifiant : son propriétaire Billy Wagner a introduit des "Mercredis Schnitzel", remplaçant les plats complexes par une cuisine plus généreuse et accessible, avec une baisse des prix de 40 %.

Un nouveau chapitre pour la gastronomie ?

Cette période de transition ouvre la voie à une gastronomie centrée sur le plaisir du convive. Les restaurants qui réussissent comprennent que leur rôle est de créer des plats mémorables plutôt que d'imposer une vision.

Le chef moderne : artisan et gestionnaire ?

Le grand chef d'aujourd'hui doit être plus qu'un excellent cuisinier : c'est un entrepreneur avisé qui maîtrise l'équilibre délicat entre excellence culinaire et viabilité économique. Face à l'explosion des coûts opérationnels et à la pénurie de personnel qualifié, il doit optimiser chaque aspect de son établissement - de la gestion des stocks à la composition des équipes - tout en maintenant une qualité irréprochable dans l'assiette. Cette double compétence, culinaire et managériale, devient indispensable pour survivre dans un secteur en pleine mutation.

Le succès des formats plus intimes, comme les comptoirs inspirés du Japon, dessine un avenir prometteur. À Zurich, The Counter montre qu'une expérience gastronomique peut être à la fois excellente et décontractée, avec une équipe réduite créant un lien direct avec les clients.

Cette évolution enrichit l'innovation culinaire en la rendant plus accessible. Les chefs qui réussissent aujourd'hui combinent excellence technique et écoute de leur clientèle, comprenant que leur rôle est de créer des expériences qui résonnent avec leurs convives. Un restaurant qui enchante ses clients jour après jour construit une réussite plus durable que celui qui accumule les distinctions dans le vide.



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