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du 6 octobre 2005
GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE

Au fil des mois, Hervé This, créateur de la gastronomie moléculaire, vous fera partager sa passion de la science et de la cuisine. Sur un thème donné, il vous invitera à découvrir ses réflexions et les expériences qu'il a réalisées dans son laboratoire, au Collège de France, ou qui ont été réalisées lors des ateliers de gastronomie moléculaire. Il vous en expliquera les résultats et toutes les suggestions qui en découlent. Son objectif : donner à chaque chef l'envie de faire de la gastronomie moléculaire dans sa cuisine.

DE LA CUISINE À L'ART CULINAIRE

L'innovation est une chimère utile

Par Hervé This zzz44g

La question de l'innovation et de la créativité se pose aujourd'hui… comme hier. Pourquoi les Alsaciens ne continuent-ils pas, tranquillement, de manger leur choucroute, les Bretons leur galette, les Toulousains leur cassoulet ? Pourquoi voulons-nous manger du nouveau ? Je vous propose d'examiner cette question à partir d'une réflexion du grand biologiste Theodosius Dobzhansky (1900-1975) : "Rien n'a de sens, dans le monde vivant, sauf à la lumière de l'Évolution."

Un nouveau-né humain tout comme un nouveau-né chimpanzé a l'air 'heureux' quand on lui fait goûter une boisson sucrée et fait une mimique de dégoût avec une solution amère.

Rien n'a de sens, dans le monde vivant, sauf à la lumière de l'Évolution." Qu'est-ce que cela signifie ? Que l'Évolution biologique n'a cessé et ne cesse de remodeler les organismes vivants, par les mécanismes de mutation et de sélection : la mutation, c'est un changement aléatoire du patrimoine génétique, et, de ce fait, des caractéristiques physiques (un cou plus long, qui permet à un animal qui deviendra une girafe de manger des feuilles haut placées), et la sélection, c'est la survie des seuls êtres vivants adaptés au milieu (quand une modification du climat fait disparaître les herbes au profit des feuilles, seuls les êtres capables de manger les feuilles survivent et se reproduisent). Quel rapport avec l'innovation culinaire ?
Imaginons nos ancêtres primates, il y a des millions d'années : ils se nourrissaient de fruits, colorés et sucrés. Colorés : c'était pour eux une possibilité de reconnaître des aliments. Sucrés : la saveur sucrée signalait la présence de sucres, molécules qui leur apportaient de l'énergie. Les singes ont évolué, dans une foule de directions différentes. Certains sont devenus des êtres humains, mais ils conservent ce goût du sucré… qui leur vaut des caries. À la naissance, un nouveau-né humain et un nouveau-né chimpanzé ont la même expression 'heureuse' quand on leur met une solution sucrée sur les lèvres. Et, dans les 2 espèces, l'amer suscite la même mimique de dégoût… sans doute parce que les aliments amers des forêts où l'espèce humaine a évolué contenaient des alcaloïdes toxiques ?
Pourquoi, alors, le goût pour le salé ? Il faut le chercher dans notre physiologie, qui n'est pas si éloignée de celle des chevaux ou des vaches, qui, mammifères comme nous, lèchent des pierres à sel quand on leur en propose. L'acide ?

Le goût pour l'alcool ? Pour la viande cuite ? Là encore, cherchons dans nos lointains ancêtres. Pas ceux d'il y a dix mille ans, mais plutôt ceux d'il y a des millions d'années. Nous y verrons des choses passionnantes.


Quand les primates doivent manger des feuillages, ils consomment de la terre en même temps pour rendre assimilables les protéines des feuilles.

Nous sommes des humains… mais aussi des animaux
Quand les fruits viennent à manquer, nous y verrions, par exemple, que les primates se mettent alors à consommer des feuillages et… de la terre. La terre a pour rôle d'éviter - en les bloquant - que les composés antinutritionnels que sont les tanins des feuillages ne se lient aux protéines. Les protéines des feuillages sont alors assimilables par les primates. Ce mécanisme de protection est le même que celui qui était utilisé par les populations corses, en cas de famine, à savoir que, pour se protéger des tanins présents dans les glands, qui étaient leur seule ressource, ils y associaient de l'argile.
Toutes ces histoires restent compliquées, et insuffisamment connues ; restons ouverts aux découvertes pour mieux interpréter notre alimentation. Par exemple, les primatologues, comme Claude-Marcel Hladik, observent aujourd'hui que ces mêmes singes considérés naguère comme exclusivement frugivores vont à la pêche aux fourmis ou aux termites… parce qu'ils ont besoin des protéines qui constituent les muscles, en particulier, et l'organisme en général. Mieux encore, on découvre aujourd'hui que certaines espèces de singes ont des 'cultures alimentaires' : ils lavent les aliments dans la mer !
Autrement dit, nous avons évolué, mais peut-être pas tant que nous le pensons. Je le répète, nous sommes humains, certes, mais nous sommes aussi des animaux. Comme eux, nous mangeons, nous digérons, nous rejetons des excréments. Et nous gagnerions sans doute à davantage interpréter les phénomènes culinaires à la lumière de l'Évolution.


En bouche, l'Alsacien, les yeux fermés, reconnaît à tous les coups une choucroute. Ce qui est nouveau est ce que nous ne connaissons pas.

La nouveauté culinaire est dans nos gènes
Pourquoi voulons-nous du nouveau ? Mais pas trop de nouveau ? Commençons par la peur du nouveau. Cette peur a bien été étudiée : elle est manifeste chez les jeunes humains et chez les singes, et a pour nom la 'néophobie alimentaire' : nous ne mangeons pas ce que nous ne connaissons pas. Consommeriez-vous une cervelle de singe fumante dans un crâne ouvert ? Non, parce que vous en ignorez les conséquences ! La néophobie alimentaire nous protège contre la consommation d'aliments possiblement dangereux. C'est ancré en nous, comme dans les singes. Un fruit inconnu ? Méfiance. Un plat inconnu ? Méfiance…
Alors pourquoi ne pas nous limiter aux éternelles choucroute, cassoulet ou galette ? Parce que nous sommes des primates, notamment, et des primates si bien adaptés que notre espèce a colonisé la planète : un singe qui mange des fruits d'une seule sorte ne fait pas long feu sur la Terre, parce que, lorsque ces fruits se font rares, en cas de sécheresse par exemple, il meurt de faim, sans descendance. Au contraire, un autre singe du même groupe, porteur d'une mutation qui le pousse à craindre moins ce qu'il ne connaît pas, ira chercher d'autres aliments en cas de famine ; ne mourant pas de faim, il pourra se reproduire, et propagera la mutation qui l'a avantagé. Autrement dit, si nous sommes sur la terre aujourd'hui, c'est que nous descendons de singes qui ont muté, et que nous possédons à la fois le comportement de néophobie alimentaire et un comportement de recherche de nouveaux aliments. La nouveauté culinaire ? Elle est dans nos gènes.
Elle est dans nos gènes, mais avec cette limite que chaque consommation nouvelle est une gifle à la néophobie alimentaire. D'où le sentiment de dépassement extraordinaire que nous avons lorsque nous mangeons ou quand nous cuisinons quelque chose de nouveau.


Nous sommes heureux d'être en groupe car l'Évolution a codé la libération dans le cerveau de molécules qui nous font heureux.

En groupe parce que l'espèce le veut
La 'grégarité' de l'espèce humaine me semble également être une caractéristique importante, pour bien comprendre les phénomènes alimentaires. Commençons par la 'grégarité' de l'espèce humaine. Cela signifie que l'Évolution a sélectionné dans notre espèce un comportement, qui est de se retrouver, de vivre en groupe, en bande… D'où les banquets, d'où les rassemblements sur les terrains de football, par exemple : nous sommes heureux d'être en groupe, parce que l'Évolution a codé la libération dans le cerveau de molécules qui nous font heureux dans ces circonstances. Inversement, nous sommes malheureux quand nous sommes rejetés d'un groupe (pensons à l'enfant puni, au piquet), parce que l'Évolution nous fait alors malheureux. Nous réunissons-nous pour manger ? C'est alors le bonheur, et nous nous illusionnerions si nous pensions que cette 'convivialité' est d'essence divine. Il est plus simple de supposer que c'est notre composante animale qui parle.
Cette 'grégarité' associée à des libérations de molécules qui nous donnent du bonheur est aussi à l'origine de comportements qui paraîtraient étonnants sans cette clé d'interprétation. Ainsi, l'enfant nouveau-né déteste l'amer, ou bien l'âcre du tabac. Pour comprendre pourquoi il finit par apprécier l'un ou l'autre, il faut deux faits : le rejet d'un groupe est une punition biologique, et la consommation de bière ou de tabac est une punition physiologique, sensorielle. Si l'enfant approche d'un groupe d'adultes qui boit de la bière, amère, il sera rejeté, donc biologiquement puni s'il ne boit pas de bière, s'il ne fume pas de tabac, parce que son instinct grégaire ne sera pas satisfait par ce groupe qui n'accepte que ceux qui boivent de la bière ou fument du tabac. Et c'est ainsi que nous apprenons à boire de la bière et à fumer du tabac : la récompense biologique, associée à la grégarité, est plus grande que la punition sensorielle associée à la consommation d'amer ou d'âcre.


Si nous ne reconnaissons pas la poule, nous ne pouvons l'attraper et la manger, de sorte que nous mourrons de faim.

Le nouveau, c'est ce qui ne se reconnaît pas comme ancien
Puisque la nouveauté culinaire est une nécessité insupportable d'un point de vue biologique, comment l'introduire ? Là, je propose une nouvelle idée, à savoir que notre cerveau est une sorte de machine à reconnaître des 'formes'. Par exemple, si nous ne reconnaissons pas le lion, celui-ci nous dévore ; si nous ne reconnaissons pas la poule, nous ne pouvons l'attraper et la manger, de sorte que nous mourrons de faim : est ainsi apparue la capacité de reconnaître les formes visuelles. Capacité qui s'exerce tous les jours : le ciel nocturne comporte des points brillants répartis au hasard… mais nous y reconnaissons une casserole, un W, une croix…
La vision n'est pas suffisante, toutefois, parce qu'il risque d'être trop tard quand nous voyons le lion : il vaut mieux l'avoir entendu avant de l'avoir vu. Le rugissement du lion d'un côté, le caquètement de la poule de l'autre, sont des signaux indispensables à notre survie : pour nous protéger du prédateur, d'une part, et trouver nos aliments d'autre part. Sans cette capacité à reconnaître des 'formes auditives', nous mourrons sans que l'espèce se soit perpétuée ; or, à nouveau, si nous sommes sur Terre aujourd'hui, c'est que nos ancêtres ont été bien 'équipés sensoriellement'. Évidemment, la capacité de reconnaissance auditive dépasse le cadre de notre alimentation. Nous reconnaissons aussi bien le Au clair de la lune que chante autrui… à condition de l'avoir connu. Un Japonais ne reconnaîtra pas plus cette chanson que nous ne reconnaîtrions les comptines japonaises. C'est un truisme, mais il faut le répéter : pour reconnaître quelque chose, il faut l'avoir connu ; pour reconnaître un vin, il faut l'avoir déjà bu !
De l'audition, passons rapidement à l'olfaction, tout aussi nécessaire ; cette fois, il y a des 'formes olfactives', comme l'odeur de pomme, faite d'une foule de molécules odorantes, ou l'odeur de rose, faite aussi d'une foule de molécules odorantes. Pourquoi certaines odeurs sont-elles agréables et d'autres désagréables ? C'est une des grandes questions ouvertes de la biologie de l'olfaction !
Enfin, arrivons aux 'formes gustatives' : en bouche, les yeux fermés, l'Alsacien reconnaît la choucroute à sa texture fibreuse, à sa légère acidité lactique, au mou de sa saucisse, au fumé du lard… Et, là encore, nous reconnaissons si nous avons déjà connu, et, évidemment, le nouveau est ce que nous ne reconnaissons pas.

Il n'y a pas d'art sans nouveauté
Du coup, comment supporter le nouveau ? Parfois, Pierre Gagnaire entend des convives lui dire : "Je ne sais pas ce que je mange." Oui, parfois, on ne reconnaît pas… parce que le plat est nouveau (évidemment, chez Pierre Gagnaire !). Il n'est pas question de bon ou de mauvais, mais de reconnaissable ou de non reconnaissable.
Ce qui conduit à la grande question de l'art culinaire. Il n'y a d'art que s'il y a du nouveau, et non de la tradition. Or, ce nouveau n'est pas reconnaissable, puisque, précisément, il est nouveau. L'artiste, pour produire des oeuvres appréciables du public, doit donc naviguer habilement entre l'ancien et le nouveau. Autrement dit, la dose de nouveau semble ne pouvoir être que limitée. Un travail tout en finesse, qui ne doit tomber ni dans le trop nouveau - inadmissible par les primates conservateurs que nous sommes - ni dans le trop classique - ennuyeux pour les primates aventureux que nous sommes en raison d'un gène protecteur.
Plus généralement, l'analyse conduit à proposer des variations sur un thème : l'artiste peut conserver quelque chose de reconnu pour changer le reste. Il peut violer les règles classiques, comme le font la peinture ou la musique modernes, mais il devra tendre des 'formes culinaires' reconnaissables à la machine à reconnaître des formes que nous avons dans la tête.

Un nouveau courant artistique : le constructivisme culinaire
Et les tendances ? La mode ? Là encore, l'interprétation en termes de 'grégarité' s'impose. Tant que la mode est au classicisme, les cuisiniers sont récompensés biologiquement quand ils restent dans le groupe classique, mais si le nouveau comportement affiché est celui des perles d'alginates, par exemple, c'est le déferlement… auquel nous assistons aujourd'hui : pour rester dans le groupe des humains, pour satisfaire l'instinct grégaire de notre espèce, les cuisiniers du monde entier me réclament la recette des perles d'alginates, donnée dans L'Hôtellerie Restauration.
J'ai beau répéter que cette nouveauté est 'ancienne', puisque je l'avais évoquée dans des articles il y a plus de 10 ans ; je ne crois pas que l'on pourra éviter à la cuisine de cuisiner des mousses, des gels (d'alginates, de carraghénanes, de pectine, d'agar…), des émulsions ! Alors que nous avons critiqué il y a 20 ans ces gâteaux tout mous ! Comment passer à l'épisode suivant ? En montrant aux primates grégaires que nous sommes qu'un autre groupe se constitue.
Ce groupe, c'est celui des 'constructivistes culinaires'. Je suis très heureux de vous dire que ces cuisiniers cherchent à faire un véritable art culinaire. Ce sont des gens qui veulent, par leur cuisine, faire rire, pleurer, mettre en colère, émouvoir en un mot. Comment ? La question m'est souvent posée par courriel, de sorte que je profite de l'occasion pour y répondre. Imaginons que nous soyons alsaciens. Notre enfance a été égayée par
la chasse aux champignons, dans ces forêts au sol rouge, aux arbres sombres, à l'odeur humide… L'entrée dans la forêt est quelque chose qui nous émeut ? Décidons d'en faire un plat, pour partager avec d'autres un sentiment, une émotion. Comment en faire un plat ? Il faudra par exemple cette couleur rouge de la terre, cette atmosphère sombre et humide, la mousse verte, que sais-je ? Comment rendre tout cela dans une assiette ? Cette fois, la tradition est clairement insuffisante, car seul compte le résultat. Le rouge nécessitera peut-être (ou peut-être pas) un colorant approprié ; l'aspect de la mousse sera évoqué par une matière alimentaire, le sombre et humide semble appeler des molécules particulières, tel le 1-octène-3-ol, que j'aime particulièrement…


Une recette de Jean Chauvel, pleine d'émotion : Riz au lait, festifs fruits confits aux parfums d'angélique, douceur du véritable art culinaire.

Pour faire parler le coeur
Bref, le cuisinier constructiviste pense au résultat, en termes d'émotion. C'est ainsi que Michel Bras a réalisé son remarquable plat Ombre et lumière, avec de la lotte et de l'olive, si je me souviens bien. C'est ainsi que Pierre Gagnaire a fait un merveilleux dessert que j'ai surnommé l'Enfer, parce qu'il m'évoque l'enfer tel que celui-ci est représenté dans la cathédrale d'Albi. C'est ainsi que Denis Martin a fait sa Première neige de l'hiver, à partir d'une glace à l'azote liquide. C'est ainsi que Jean Chauvel a fait un dessert à base de legos… en fruits confits…
Intellectuels, ces plats ? Au contraire : c'est ici le coeur qui parle. Enfin de l'art culinaire, et non plus de l'artisanat. Il y a là une merveilleuse tendance, à laquelle de plus en plus de cuisiniers s'essaient. Je ne dis pas que la tentative soit facile : l'artiste culinaire doit chercher au fond de lui les sentiments, les émotions qu'il veut faire partager. En récompense, il aura le bonheur de convives enfin émus !
Une tendance qui va à l'encontre des produits, coûteux le plus souvent, qui ne servent qu'à justifier des additions un peu lourdes. Médiocre justification d'ailleurs, car si je suis prêt à payer des fortunes pour un dessin de Rembrandt au fusain, je ne veux pas débourser un centime pour un cadre lourdement doré, avec une croûte minable au milieu. Il en va de même en cuisine : une véritable oeuvre d'art culinaire vaudra toujours plus que le prix affiché sur l'addition !
Naturellement, le changement n'est pas facile, car la clientèle n'a pas encore l'habitude de ce constructivisme, et les 'nouveaux riches' continueront de réclamer vulgairement leur truffe, leur caviar à la louche… Mais je n'ai pas d'inquiétude : parce que le bourgeois est grégaire, comme l'ouvrier, comme l'artisan, comme l'industriel, comme le 'chevalier ou l'abbé' (aurait dit Brillat-Savarin), le changement se fera. La tendance est à la grégarité ; elle n'est plus évitable, et demain verra - enfin - une cuisine d'art, parce que cuisiniers et convives veulent être dans le groupe.
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L'Hôtellerie Restauration n° 2945 Magazine 6 octobre 2005 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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