“Elle m’appelait ‘mon gay’…” Guillaume Dunos, 28 ans, s’en souvient encore. Le chef du restaurant Zébulon à Paris (Ier) et de La Ferme London, à Londres, évoque ici le surnom dont il avait hérité au sein de la brigade d'une grande maison. “Je n’en ai pas souffert, confie-t-il. J’ai pris ça comme une marque d’affection. Même à 18 ans, lorsque je suis arrivé, seul, à Paris, que je me cherchais encore, les propos homophobes que j’ai pu entendre dans les établissements de renom où je suis passé ne me touchaient pas. J’ai toujours répondu sans prendre de pincettes. J’ai toujours assumé.” Question de génération ? Plutôt de tempérament. Car, en début de carrière dans la restauration, une jeune femme de 25 ans - qui a souhaité rester anonyme - a préféré quitter la cuisine du restaurant où elle était en CDI, après avoir essuyé moqueries et insultes homophobes. “Quand on parlait de moi, les membres de la brigade disaient ‘il’… Je n’ai pas tenu. Je suis partie. Je n’avais pas la force ni le courage de répondre. Je me sentais coupable, sans cesse montrée du doigt.” Si bien qu’elle est allée jusqu’à changer de métier : “Aujourd’hui, je suis monitrice dans une auto-école”, confie-t-elle.
“Le sujet est encore tabou dans l’hôtellerie et la restauration. Je le vis au quotidien et plus on grimpe dans la hiérarchie, plus c’est compliqué à aborder”, reconnaît Cédric Charreire, 32 ans, directeur adjoint de Food Society Paris. Une sorte de loi du plus fort, face à laquelle il faut réagir. “Sinon, on sombre, on souffre, on ne dort plus, on va travailler à reculons”, confie cette femme de chambre dans un hôtel de luxe de la Côte d’Azur. “J’aime mon métier. Je n’avais pas envie de tout sacrifier à cause de plaisanteries graveleuses, de blagues qui blessent, égratignent…” Elle a préféré consulter une psychologue pour l’aider à gérer la situation, digérer les moqueries, prendre du recul. Quant à Alexandre, la trentaine, il se souvient de ses “jeunes années” dans un palace parisien, au room service, où il excellait dans l’art de l’esquive : “Lorsqu’on me demandait si j’avais une copine, je répondais que j’étais en couple, sans rien préciser. Ça intriguait. Ça suscitait la curiosité. Je m’en sortais comme ça…”
“Avoir une vie privée cachée”
Mariés depuis 2014, Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal flirtent avec la cinquantaine. Le premier est cuisinier, chef doublement étoilé de La Fourchette des ducs, à Obernai (Bas-Rhin). Le second l’accompagne depuis plus de vingt ans : ingénieur de formation, il dirige la salle du restaurant gastronomique et veille sur la comptabilité. “J’ai commencé à être confronté à des propos et comportements homophobes en mettant les pieds dans la cour des grands chefs”, raconte Nicolas Stamm-Corby. Premier souvenir : lorsqu’il a atteint la demi-finale régionale d’un prestigieux concours, en 2000, on lui a fait comprendre que pour avoir des chances de remporter la finale, “ce serait mieux d’être en couple avec une femme et d’avoir une vie privée cachée. Sinon, tu ne réussiras jamais dans ce milieu”. “Après avoir entendu ça, j’ai préféré ne pas me présenter à la finale de la région Alsace.”
Une quinzaine d’années plus tard, durant un événement réunissant des cuisiniers de renom, Serge Schaal est prié de se mettre aux côtés des femmes de chefs… Il reste sans voix. Cet épisode va même l'inciter à prendre du recul vis-à-vis de ce type de manifestations. Le déclic qui lui fait sauter le pas : “Lorsque j’ai entendu, au gré d’une indiscrétion, qu’il fallait ‘virer les pédés’… “On en est toujours là, à l’orée des années 2020”, regrette Nicolas Stamm-Corby. “On a l’impression qu’on nous en demande toujours plus pour prouver qu’on est aussi compétents que les autres… C’est censé nous déstabiliser, mais ça stimule notre envie de progresser, faire sans cesse de notre mieux”, complète Serge Schaal.
“Le gros du travail d’un manager est dans l’écoute”
Si l’homophobie n’est pas si simple à évoquer d’emblée avec un patron ou un DRH, en revanche le bien-être au travail l’est davantage. Depuis la crise sanitaire, c’est même devenu un critère pour attirer les talents et fidéliser les équipes. “Le gros du travail d’un manager est dans l’écoute, explique Cédric Charreire. Pour libérer la parole d’une personne fragile, on peut créer des pauses café avec elle, des rendez-vous informels… Face à un jeune homosexuel qui a du mal à trouver sa place dans une équipe, je peux aller le voir pour dialoguer avec lui, le rassurer, l’accompagner…” Une bienveillance qu’il cultive spontanément. “Durant ma carrière, j’ai passé plusieurs entretiens d’embauche, dans des hôtels et des restaurants, au cours desquels on m’a demandé si j’étais homosexuel. Je répondais alors que j’étais célibataire, sans enfants, mais que je voulais en avoir… Aujourd’hui, je suis recruteur à mon tour et je ne demande jamais à un futur salarié s’il est gay. Car je sais à quel point cela peut être douloureux.”
Même souci du respect de la vie privée à La Mare aux oiseaux, la table étoilée du chef Éric Guérin, à Saint-Joachim (Loire-Atlantique) : “L’humain est au centre de nos préoccupations. Nous cherchons à révéler la richesse de chaque individu au travers du collectif, pour que nos métiers de la restauration redeviennent des parcours d’épanouissement personnel et non juste un travail. Quand je réalise des entretiens d’embauche, je passe beaucoup de temps à sonder la psychologie de chaque candidat, en vue d’anticiper la place qu’il peut prendre dans le groupe, ce qu’il va nous apporter et a contrario ce que nous allons pouvoir lui apporter. Je suis très sensible aux blessures et brimades antérieures, afin d’essayer de soigner les jeunes et leur redonner confiance en eux. Nous défendons les minorités. Nous ne faisons aucune différence de couleur ou de sexe. Bien au contraire. Les richesses et les différences sont des forces pour l’harmonie d’une équipe.”
En marge de ce type d’engagement de managers, l’association Bondir(e) s’implique également contre toutes les formes de violences perpétrées dans le secteur de la restauration. Son moyen d’action : la prévention auprès des élèves en écoles hôtelières. Ce que font aussi Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal en intervenant dans les lycées et autres centres de formation. Ils sont ainsi ‘rôles modèles’, un statut décerné par L’Autre Cercle, association mobilisée pour l’inclusion des personnes LGBT+.
“Les transgenres sont stigmatisés dès l’école hôtelière”
“La situation évolue. Y compris dans les palaces et chez les étoilés”, constate Guillaume Dunos. Il se souvient d’un chef de partie homophobe – “il disait qu’il n’aimait pas les tarlouses” -, avec lequel il a travaillé dans un hôtel de luxe et qui, peu à peu, a appris à apprécier son travail, ses qualités, sa personnalité. Quant à David Gallienne, chef étoilé du Jardin des plumes, à Giverny (Eure), et vainqueur de Top Chef en 2020, il n’a pas caché son homosexualité lors de son aventure télévisuelle. Si depuis il reste discret sur sa vie privée, à l’époque il avait déclaré au magazine Têtu : “Si j’ai pu aider certains hommes à s’assumer à travers mon histoire, ça me rend heureux... Ça a été assez dur pour moi d’assumer qui j’étais. J’en ai vu de toutes les couleurs et aujourd’hui je n’ai plus peur de vivre ma vie telle que je l’entends.” Malgré ces prises de parole et autres signes d’ouverture, Guillaume Dunos s’inquiète pour la communauté transgenre : “Elle est peu présente dans les métiers de service. Car les transgenres sont stigmatisés dès l’école hôtelière. Puis, sur leur lieu de travail, ils le sont à la fois par leurs collègues et les clients. Leur intégration est si problématique que j’ai eu envie de créer une association pour les aider à trouver des stages, des alternances, des jobs…” Mais partagé entre Paris et Londres, le chef Dunos a dû renoncer à son projet, faute de temps.
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Publié par Anne EVEILLARD