L'Hôtellerie Restauration : Quand avez-vous su que vous vouliez devenir cuisinier ?
Patrick Bertron : À 14 ans, on m'a gentiment proposé un virage à l'école. En 1976, on pouvait bifurquer vers le monde professionnel dès la 5e en choisissant trois métiers. C'est la gourmandise qui m'a poussé à choisir la cuisine en premier. J'ai passé les tests de connaissance et de motivation pour entrer à l'école de Saint-Nazaire et cela a marché. Ma famille, issue du milieu rural, m'avait déjà sensibilisé aux produits de qualité. Ils se fournissaient dans des fermes. On allait ramasser des châtaignes, des mûres... Et ensuite, il y avait la préparation des produits et le plaisir de la dégustation, notamment lors des repas dominicaux. Je dois à ma mère la découverte des plaisirs de la table. Le restaurant, on y allait exclusivement pour des occasions familiales. C'était rare, mais c'était une fête.
Quelle a été la technique la plus difficile à maîtriser ?
Quand tu es chef, tu dois maîtriser le gustatif. Tu peux être le meilleur technicien du monde, si tu n'as pas de palais, tu es bloqué dans l'évolution de ta cuisine. C'est Bernard Loiseau qui a formé mon palais. Il disait : "Deux ou trois saveurs, deux ou trois produits, pas plus, puis tu ajoutes des notes subtiles, comme notes de musique". En tant que chef, tu dois être l'expert gastronomique de ton restaurant. Du premier au dernier plat, tu as une trame et un style. Bernard Loiseau m'a donné toutes les bases de ce qui était bon, puis j'ai mis encore deux à trois ans avant de me sentir à maturité. C'est une longue formation. Maîtriser les saveurs, c'est le palais et la tête, car cela demande une recherche intellectuelle. Ce n'est dans aucun livre, c'est de l'ordre de la transmission et cela demande du temps. C'est ce qui est le plus difficile à acquérir.
Quel est votre plat classique favori ?
J'adore le filet de boeuf en croûte. D'ailleurs, il nous arrive d'en faire à la demande des clients, comme ce groupe qui, récemment, est venu avec un menu datant d'une quarantaine d'années. À leur demande, on a réalisé l'intégralité du menu, dont le filet de boeuf en croûte.
Votre plat best-seller ?
Parmi les plats de Bernard Loiseau, c'est la Poularde Alexandre Dumaine truffée, cuite à la vapeur, ris truffé. Concernant les miens, il s'agit du Lièvre à la royale en deux façons, purée de rattes et poêlée de craterelles. Ce plat réconcilie les partisans des deux versions. Il évolue tous les ans mais sur des points de détail.
Votre plat préféré à votre carte ?
Les Noix de Saint-Jacques et ormeaux de pleine mer aux artichauts, cromesquis gourmand au corail et citron bergamote, sauce au vin blanc et à l'ail. Sûrement parce que je suis breton. J'ai rassemblé dans ce plat des souvenirs d'enfance. Il n'y a rien de mieux que les noix de Saint-Jacques de ma mère ! Il y a aussi les ormeaux, le coquillage roi des côtes bretonnes, la rouelle d'artichaut, purée d'artichaut enfermée dans un tube, sauce au vin blanc... C'est un hommage à ma mère.
Il y a aussi le Pavé de boeuf au foin. Je cherchais à l'époque une recette autour du boeuf. Un jour, alors que j'étais en balade à vélo avec mon fils dans la campagne après une forte averse, j'ai senti une puissante odeur d'herbe mouillée et de foin. J'ai eu le déclic. J'ai mis du foin dans le jus, puis j'ai créé une huile à base du meilleur foin, celui du mois de juin, le regain. Il faut être une éponge, être toujours à l'affût. Dans mon travail, je fonctionne beaucoup avec des flashs comme celui-ci.
Le repas le plus éblouissant en France ?
En 2000, j'ai partagé un repas à Collonges avec Bernard Loiseau et Paul Bocuse, qui allait saluer les clients. Tout était éblouissant. Gratin d'écrevisses, sole Fernand Point, colvert rôti à la broche. C'est un repas qui compte ! Le second, c'était chez Olivier Roellinger à Cancale. J'étais en famille. C'est quelqu'un qui a une démarche personnelle, des partis pris et une proximité du produit extraordinaire. C'était magique.
Le repas le plus éblouissant à l'étranger ?
Je le dois à mon beau-frère, Jean-Marc Zanetti, chef de cuisine pour Michael Caines en Angleterre. Il m'a fait découvrir le Five Bells à Brabourne, près de Canterbury. C'est un pub très renommé d'une centaine de couverts. Nous avons passé trois heures à table à nous régaler avec des oiseaux de chasse, des chutneys extraordinaires, des produits anglais de très grande qualité, dont Raymond Blanc est l'ardent défenseur.
Ce qui vous agace le plus ?
Je ne comprends pas que l'on compare les tendances de la grande cuisine. C'est absurde. Il faut être heureux qu'il y ait un Paul Bocuse et un Ferran Adría. Suivant les moments et les personnes avec lesquelles tu partages un repas, tu ne choisis pas la même cuisine. La richesse de la cuisine, c'est d'avoir plusieurs courants, mais pourquoi dire que les uns sont meilleurs que les autres ? Quand des vents nouveaux arrivent, il faut être curieux. Cela peut aussi nous apporter quelque chose. Pourquoi en mettre certains au placard sous prétexte qu'une nouvelle tendance émerge ? En définitive, ce qui accroche le client, c'est que c'est bon !
La critique qui vous a le plus marqué ?
En 2004, lors de ma première semaine de promotion à l'île Maurice, qui comportait quatre repas, un client suisse m'a fait une remarque qui m'a conforté dans mes convictions : "Bernard Loiseau est parti et votre cuisine est figée, cela ne m'étonne pas". J'avais le sentiment qu'il fallait que l'on conserve les plats de Bernard Loiseau bien sûr, mais aussi que l'on avance, par touche... On s'est mis très vite à travailler comme une cellule de recherche et développement.
Le plus beau compliment ?
Un jour, à Collonges, Paul Bocuse est en venu en salle et m'a glissé à l'oreille : "C'est bien ce que tu fais à Saulieu". C'est une reconnaissance de mon travail. Cela m'a beaucoup touché.
Publié par Propos recueillis par Nadine Lemoine