Adieu Monsieur Paul

Collonges-au-Mont-d'Or (69) Après un parcours sans faute, il a permis aux cuisiniers, qui avant lui étaient souvent des 'laissés pour compte', d'acquérir un vrai statut. L'apport de Paul Bocuse à la cuisine française a été immense, lui qui a su la porter aux sommets de la gastronomie.

Publié le 22 janvier 2018 à 12:31

"Vous tournez-vous parfois vers le passé ?", lui avait-on demandé un jour. Il avait plissé les yeux avec un fin sourire aux lèvres. "J'ai quand même plus de passé que d'avenir (rires). Je crois que j'ai vécu une époque assez fabuleuse. J'ai connu les 'Trente glorieuses' avec la chance de débuter dans ce métier après guerre quand les gens avaient faim, envie de manger et appréciaient une cuisine généreuse."

Son parcours ? Nous en parlions parfois. Dans une famille où l'on fait profession de restaurer les gens depuis 1765, devenir cuisinier était pour lui la moindre des choses.

Dès l'âge de 9 ans, son père Georges lui a appris à cuire les rognons de veau : découper, sauter au beurre, retirer du feu, hacher une pointe d'échalote, déglacer au madère et couler à la crème en prenant soin d'éviter de faire bouillir.

Au Restaurant de la Soierie à Lyon, en apprentissage chez Claude Maret où, à 16 ans et en pleine période de restrictions, il découvre la débrouille dans ce qu'il nommera plus tard un "restaurant de marché noir".

Au lendemain du Débarquement, il s'engage dans la Première Division Française Libre et reçoit son baptême du feu en Italie, dans les Vosges et en Allemagne. Blessé en Alsace, il est soigné dans un hôpital de campagne américain où plusieurs transfusions lui sauvent la vie.



La Mère Brazier et Fernand Point

Démobilisé, il revient à Collonges. Le pont sur la Saône a sauté et la maison familiale est isolée. Tout juste marié à Raymonde, il s'embrigade à La Bressane à Lyon qu'il quitte pour aller chez la Mère Brazier.

Et nous avions (re) parlé ensemble d'elle qui l'avait embauché parce qu'elle avait trouvé courageux qu'il monte la rencontrer en son restaurant du col de la Luère à vélo.  Puis de Fernand Point qui marqué à jamais son parcours. Même s'il admettait volontiers que cet homme généreux n'était pas forcément un modèle au niveau de la gestion, justement à cause de cela…

"Je ne pense pas qu'il ait gagné beaucoup d'argent. Il était effectivement très généreux et avait une belle cave, ce qui vaut beaucoup d'argent. Il a bien réussi et je sais tout ce que je lui dois. J'ai passé des années formidables à La Pyramide. Je me souviendrai toujours de ce qu'il m'avait dit lorsque je suis allé acheter les billets du train que nous devions prendre ensemble pour aller à Paris. Quand je lui avait demandé en quelle classe nous allions voyager, il m'avait simplement répondu : 'Peu importe du moment que nous sommes à côté du wagon restaurant'." 

Des années plus tard, après un passage à Paris et des saisons à Megève, il avait rejoint en 1956 son père Georges et sa mère Irma, dans cette chère maison de Collonges-au-Mont-d'Or où il était né le 11 février 1926 et d'où il voyait la Saône dont le pont qui l'enjambe porte aujourd'hui son nom.

Là, il avait commencé sa moisson d'étoiles au guide Michelin : la première en 1958, un an avant le décès de son père ; la deuxième en 1960 et la troisième enfin, plus jeune lauréat de l'après-guerre en 1965 alors qu'il n'avait pas encore quarante ans. Entre temps il avait décroché le titre qui lui tient le plus à coeur : celui de meilleur ouvrier de France en 1961 et incité Bragard, fabriquant de vestes de cuisiniers, d'en créer une avec le col tricolore.



Grande Cuisine française 

Son nom restera éternellement lié à cette Grande Cuisine française dont il fut, avec ses 'vrais complices' le bouillant animateur.
"Pour les cuisiniers, tout est parti dans les années soixante avec Charles Barrier quand nous avons créé la Grande Cuisine française (1) avec les chefs trois étoiles de l'époque qui étaient propriétaires de leur affaire : c'était une vraie révolution ! Nous étions une douzaine [Jean et Pierre Troisgros, Paul Haeberlin, Michel Guérard, René Lasserre, Louis Outhier, Roger Vergé, Alain Chapel, Gaston Lenôtre, Raymond Oliver, Pierre Laporte et Charles Barrier, NDLR] qui avons vécu une dizaine d'années extraordinaire, en toute amitié et avec quelques contrats formidables. C'est vrai qu'alors la cuisine appartenait aux cuisiniers alors qu'avant on connaissait davantage le chasseur de chez Maxim's que le cuisinier."

Et aussi confiait-il : 'Pour les cuisines, Wolfgang Pück à La Maison à Los Angeles a été novateur en ouvrant sa cuisine sur la salle. Aujourd'hui beaucoup ont suivi ce modèle. C'est quand même formidable : les clients mangent dans la cuisine ou presque ! Formidable aussi le matériel et, pour les cuissons par exemple, une certaine facilité à travailler au degré près." Et il ne manquait pas d'ajouter quand on lui faisait remarquer qu'il s'était inspiré de quelques changements : "Quand je vois quelque chose qui me plait, je ne copie pas mais je fais pareil."

La suite appartient à l'histoire. Depuis des lustres désormais les cuisiniers sont connus, reconnus, médiatisés et deviennent très vite des stars télévisuelles. "Je les ai fait sortir de leur cuisine mais il faudrait parfois qu'ils y rentrent", 
s'amusait-il devant cet engouement.
Il est resté fidèle jusqu'au bout à sa philosophie culinaire. A conservé de longues années les mêmes chefs de cuisine (Robert Dubuis, Roger Jaloux, Christian Bouvarel, Christophe Muller, Gilles Reinhardt et Olivier Couvin tous nantis du titre de MOF comme Jean Fleury qui fut avec lui instigateur des Brasseries portant à Lyon les noms des points cardinaux : Le Nord, Le Sud, L'Est et l'Ouest, son équipe de salle autour du fidèle et précieux François Pipala lui aussi MOF, qui entretient la flamme de la maison avec son directeur Vincent Le Roux.

Une page se tourne pour la cuisine française. "Moi j'ai croqué la vie, j'ai tout fait et n'ai rien voulu laisser au hasard. J'ai le sentiment d'être toujours en apprentissage. J'ai toujours ce souci de la transmission de notre métier, car je pense qu'il y a aujourd'hui une jeunesse formidable." Il n'y est pas pour rien…

Paul Bocuse
 

 

 


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