Un soir de service comme les autres, en débarrassant l'une de mes tables où dînait un couple, je pause ma question habituelle: «Madame, Monsieur, tout s'est bien passé?» Madame répond avec engouement: «C'était simplement excellent! Vraiment!» Je la remercie, la débarrasse, puis monsieur glisse avec une pointe de réprobation, presque sèchement: «Elle a même saucé.» Je dessers donc monsieur et me permets «La sauce ne vous convenez peut être pas monsieur?» ce à quoi il me répond avec sincérité «Elle était parfaite!» Je souris, les remercient et me dirige vivement vers la plonge, en contemplant les deux assiettes. Celle de madame immaculée, celle de monsieur contenant encore une quantité non négligeable de la sauce qui accompagnait son filet de boeuf Normand.
Une question s'impose alors à moi: Faut-il ou non saucer son assiette? Que ce soit au cours d'un dîner entre amis à la maison, dans une brasserie parisienne, un restaurant semi-gastronomique ou même un gastronomique étoilé au Guide Michelin.
Commençons par recadrer les choses. Les règles de la bienséance trouvent leurs origines en France sous le règne d'Henri 1er, elles ont étés renforcées sous Henri III puis, sous Louis XIV. Ces règles définissaient les manières que les membres de la Cour Royale de France devaient adopter, dans leur vie de tous les jours, mais aussi et surtout à table. Abandonnées pendant quelques décennies suite à la révolution française, elles sont rétablies par Napoléon 1er à l'aube du XIXe siècle. De nos jours, nombre de ces règles se sont démocratisées et font partie intégrante de la vie quotidienne de tous les foyers : ne pas lécher son couteau, attendre que tout le monde soit servi pour entamer son repas, ne pas parler la bouche pleine... Mais faut-il toutes les appliquer à la lettre? Certaines ne sont-elles pas devenues tout simplement obsolètes?
Dans certaines sphères de la société, où l'image que vous renvoyez aux autres est primordiale, la bienséance fait autorité et aucun écart ne sera toléré. Votre seule option sera de piquer un morceau de pain, que vous aurez préalablement rompu et non coupé, au bout de votre fourchette et de saucer en partie votre assiette. Mais jamais entièrement! Ce après quoi, vous disposerez vos couverts dans votre assiette, parallèle, les dents de la fourchette vers le bas. Ce qui est bien normal si vous vous trouvez à la même table que madame La Comtesse de Paris. Toutes ces règles font partie intégrante du patrimoine Français et participent à faire la réputation mondiale de notre gastronomie. (Gastronomie qui est, depuis le 16 novembre 2010, classée au patrimoine mondial de l'Humanité par l'UNESCO). N'importe quel professionnel de la restauration se doit donc de défendre farouchement ces valeurs.
Mais la gastronomie française n'est-ce pas également la bonne chair? Le pot au feu? Les potées spécifiques à chaque région?! Le cassoulet! Tous ces plats qui font le charme de notre terroir. La gastronomie française, c'est aussi les créations de nos chefs, avec ou sans étoiles, qui explorent, associent et créent de nouvelles saveurs toujours plus flatteuses, toujours plus surprenantes, toujours plus gourmandes! Une pièce de viande, aussi noble soit-elle, n'est sublimée que par une sauce derrière laquelle se cachent souvent plusieurs heures de travail.
En dernier lieu, je ferais appel aux souvenirs de chacun d'entre vous... Nous avons tous une grand-mère qui cuisine. Souvenez-vous, le mercredi midi, à table avec vos grands parents, dégustant la spécialité de votre aïeule... Vous êtes repu mais votre assiette n'est pas vide, tombe alors la question fatidique de mamie: « Qu'est c'qu'y y'a? C'est pas bon?» -«Si c'est excellent! Mais je...» -«Hé bah tu vas en reprendre! Il reste du poisson! Je vais faire chauffer de la crème!» Et croyez-moi, dans ce cas, il est vivement recommandé de saucer son assiette!
Nous avons tous en nous cette part d'insouciante gourmandise qui nous pousse à rendre une assiette impeccable. Le repas est un moment de partage, de détente et de plaisir, au restaurant encore plus qu'ailleurs. Alors quand nous sommes face à nos assiettes, encore maculées, armons nous de pain frais comme nos boulangers savent le faire, et je vous le dis, sauçons! Sans retenue! Sans gêne! Faisons honneur à la gastronomie qui est la nôtre! Et jusqu'à la dernière goutte s'il vous plait!
Publié par Thomas Brière, apprenti bac pro service au FIM d'Agneaux (50)