Les cuisines se sont tues, la salle est vide, il règne une atmosphère étrange dans ces restaurants où d’habitude les bruits des conversations se mêlent à ceux du service. Les musées aussi se sont vidés, devenant des gardiens de collections et de savoirs désormais privés de tout public.
Ce silence inquiété, inédit, est aussi une période propice pour prendre un peu de recul sur nos activités, quitter cette effervescence excitante mais usante qui faisait notre quotidien « d’avant », pour s’accorder enfin le temps de réfléchir, sereinement, pragmatiquement au monde dans lequel nous voulons vivre « après ».
« Rien ne sera plus jamais comme avant » répète-t-on comme un nouveau mantra. Naïveté ? Optimisme béat ? Utopie de la pensée magique ? « Tout redeviendra comme avant, mais en pire » répondent les pessimistes. Laissons ces derniers de côté : le cynisme, combien même teinté de réalisme, ne peut être notre moteur pour l’avenir.
Car cette crise peut (doit ?) nous aider à changer sur beaucoup de sujets : notre train de vie quotidien, la course au profit, notre rapport aux autres et à l’environnement. Ce temps d’isolement forcé nous amène à réfléchir à nos valeurs, à nos erreurs, à tout remettre à plat ; mais que restera-t-il de nos bonnes intentions, fruits de cet élan d’introspection et d’autocritique, quand l’activité redémarrera ? Cette quête de sens, ces envies de générosité, d’ouverture, de partage, fantasmées dans la solitude de notre confinement, résisteront-elles l’épreuve du monde réel ?
Personne ne peut prédire l’avenir, mais rien ne serait aussi triste que de laisser passer l’opportunité, que nous offre malgré nous cette crise, d’une réelle remise en question de nos modes de vie et de ses aberrations. Alors soyons plutôt des optimistes engagés, car si rien ne doit plus être comme avant, autant faire en sorte que ça soit en mieux ! Pour ça, de nombreuses possibilités s’offrent à nous. Il n’y a ici aucune injonction, aucune leçon à donner ; juste un point de vue, dans nos rôles respectifs de cuisinier et scientifique, passeurs d’émotions et de savoirs, pour nourrir la réflexion et l’action collective. Le partage est essentiel. La table est un merveilleux endroit pour ça, et la nourriture, une préoccupation quotidienne qui doit être au centre de nos réflexions.
Repenser la production alimentaire
Avec cette crise sanitaire, nous avons découvert l’enjeu stratégique que constitue la filière agricole. Il serait temps de travailler ensemble aux moyens de réconcilier les citoyens et leur agriculture.
Après la dernière guerre, l’objectif était de nourrir la France ; notre pays s’engageait alors dans une course effrénée, mais nécessaire, au rendement : la mécanisation, la chimie sont venues au secours des producteurs. L’objectif, fixé par la PAC (Politique Agricole Commune), d’arriver à une autosuffisance alimentaire est louable, mais à quel prix acceptons-nous de l’atteindre ? Nourrir les français oui, mais pas au détriment de la qualité, de la biodiversité, du bien-être animal, du droit des producteurs de vivre décemment de leur travail. Des modes de culture respectueux de l’environnement, une pêche plus diversifiée et raisonnée, des méthodes d’élevage décentes, une juste rémunération du travail constituent le sine qua non d’une politique agricole digne de ce nom.
Une révolution est déjà en route, elle germe dans la tête des consommateurs, dans les champs, dans l’industrie alimentaire, dans les circuits de distribution, dans nos cuisines et dans les aspirations de notre jeunesse. Il ne tient qu’à nous de réussir ce défi, qui passera par un travail collectif, concerté, de tous les acteurs de la filière de l’alimentation, encouragés par une demande sans cesse plus pressante des consommateurs pour une nourriture qui préserve à la fois notre santé et notre environnement.
Mais les choix à adopter ne sont pas simples et soulèvent des doutes, légitimes. Les consommateurs ont non seulement besoin d’être informés, mais surtout de pouvoir avoir confiance dans l’information qu’on leur donne. Les paysans ont besoin plus que jamais d’avoir de la visibilité pour bâtir l’avenir, ils ont plus que jamais besoin de notre soutien, face aux demandes de sans cesse renouveler leurs pratiques sans prendre en considération les impératifs économiques auxquels ils font face. Les scientifiques ont un rôle majeur à jouer ici, en livrant des messages les plus clairs possible sur l’état de nos connaissances, aussi bien en termes d’écologie que de santé publique, tout en admettant les limites de cette connaissance. En effet, bien que pouvant être constamment remis en question, les résultats de la science constituent, à un moment donné, le meilleur levier pour des choix pragmatiques, réfléchis. Car l’agriculture du futur ne vivra en rien ce « retour en arrière » que préconisent certains nostalgiques naïfs, adeptes du « c’était mieux avant » ; bien au contraire, remplacer la chimie par la biologie pour mieux cultiver (car tel est l’enjeu réel) constitue un défi scientifique et technologique énorme.
Le bien manger pour tous
Le bien manger ne vaut que s’il est partagé par tous, en tenant compte des différences économiques, culturelles, sociales. Or, avec plus de 70% des produits alimentaires vendus, la grande distribution est le principal lieu d’approvisionnement des français ; leur responsabilité est importante, bien nourrir les français à juste prix. Mais un système énergivore, pollueur, dominé par l’industrialisation et ses méthodes intensives dans lesquelles le bas prix est la préoccupation dominante, n’est pas sans poser des problèmes en termes de santé et d’environnement.
Sous la pression sociétale, on voit timidement des efforts réalisés dans des rayons « bio », des espaces pour des produits locaux, un travail sur les formulations des produits transformés et la mise en avant d’aliments meilleurs pour la santé. Mais il reste des efforts à faire en termes de gaspillage, de lutte contre des emballages inutiles et/ou trompeurs, de mise en avant d’un étiquetage nutritionnel, non par contrainte mais comme un réel outil, qui même s’il reste à améliorer et doit s’accompagner d’une réelle éducation, peut se révéler très utile pour le consommateur. Nous ferons ainsi d’une pierre deux coups, car les études scientifiques le montrent : opter pour un régime nutritionellement vertueux a aussi un impact positif sur l’environnement.
Entendons-nous bien : le combat, essentiel, pour le bien manger, ne pourra être gagné que s’il est mené collectivement, avec tous les acteurs de la filière, chacun faisant du mieux qu’il peut, dans son domaine, avec ses contraintes, son cahier des charges, et ce que la société attend de lui. Il faut sortir des divisions systématiques stériles (bio vs conventionnel, artisans vs industriels, grande distribution vs marchés de proximité) : nous devons travailler AVEC et non CONTRE, car tous ont un rôle à jouer.
La gastronomie comme culture
L’objectif commun des cuisiniers, serveurs, et de tous les métiers de bouche, est de nourrir nos semblables ; ils le font avec passion, conscients de leur responsabilité de donner du plaisir tout en prenant soin de la santé. C’est la cuisine positive, celle qui consiste à s’émerveiller des produits de la nature et de les faire partager, que ce soit dans un restaurant étoilé comme dans un bistrot, dans une cantine ou dans les hôpitaux. Car au-delà des aspects hédoniques essentiels qui font que l’on se réjouit de savourer et partager un bon repas, notre alimentation quotidienne a une influence déterminante sur notre santé, non pour guérir (les aliments ne sont PAS des médicaments), mais pour prévenir !
Un bon vent nous inspire, de plus en plus d’artisans, de chef(fe)s abordent leur métier avec plus de bienveillance, respect, soucis d’une alimentation durable, valorisant les produits de nos terroirs et les hommes et les femmes qui les produisent, dans une démarche sincère qui veut donner plus de sens à nos vies, à nos métiers.
Dans ce combat, nous ne sommes pas seuls, surtout quand on sait que 84% des français se disent soucieux de leur alimentation. Le fait que le repas français soit inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco conforte sur le fait que nos concitoyens sont, dans leur grande majorité, très attachés à la notion du bon et du bien manger, à cette notion de partage, de discussions à table, une manière d’arrêter le temps, de renforcer les liens sociaux.
Éduquer, encourager la relève
L’éducation est au cœur du changement, par l’apport de savoir, savoir-faire et savoir être. Nos enfants doivent être au plus tôt formés à l’esprit critique, qui fait défaut à tant de nos concitoyens aujourd’hui, le niveau des débats publics et des discussions sur les réseaux sociaux en sont quotidiennement la triste preuve. Car toutes les opinions ne se valent pas, selon qu’elles sont nourries par le savoir ou l’ignorance, par une réflexion ou une idée reçue.
L’alimentation peut là encore constituer un formidable levier pédagogique. Au même titre qu’ils apprennent à compter, à lire et écrire, les enfants doivent apprendre à connaitre la nature, les produits, les saisons, à toucher et gouter, bref, à appréhender au mieux leur environnement, car on apprécie plus facilement ce que l’on connait. Scientifiques, cuisiniers, enseignants peuvent donner des fiches pour accompagner les repas des cantines, informer les parents, apprendre aux enfants à manger, et plus généralement tenter de répondre aux nombreuses questions que petits et grands se posent sur leur alimentation (ce que nous avons récemment mis en place au Musée de l’Homme avec la plateforme en ligne « L’alimentation en questions »). Les familles bien sûr doivent jouer le jeu, encourager à rester à table, diversifier les menus, parler de notre histoire et de la richesse de notre patrimoine gastronomique, prémunir contre la malbouffe. Plus tard, ces enfants seront les meilleurs ambassadeurs de la nature, des produits sains et du plaisir partagé autour d’une table ; peut-être qu’adolescents puis adultes ils feront passer l’alimentation avant d’autres préoccupations matérielles, inversant ainsi la courbe de l’obésité chez les enfants et les adultes.
Car si la part de l’alimentation baisse régulièrement dans les budgets des ménages, le contenu calorique des achats ne cesse, lui, d’augmenter, avec une différence qualitative d’autant plus marquée que les revenus sont faibles, même si ces différences tendent à s’estomper avec le niveau d’éducation, ce qui prouve, à pouvoir d’achat égal, l’importance du levier éducatif et culturel pour aller vers une bonne alimentation !
Côté professionnel, les jeunes actuellement en formation seront des acteurs majeurs de ce changement, aussi faut-il qu’ils soient formés au mieux, dans ce contexte paradoxal où la cuisine n’a jamais été mise autant en valeur par les médias, mais où le secteur peine toujours autant à recruter, avec plus de 100 000 emplois non pourvus. Quand la jeunesse se révolte pour sauver la planète, elle est en quête de sens, fait preuve d’une prise de conscience sociale et environnementale. Nous devons entendre ces appels au secours, et faire en sorte que nos formations prennent plus en compte l’impact de notre métier sur la santé et le développement durable. L’apprentissage des gestes techniques de base doit être accompagné par une augmentation de cours théoriques et surtout pratiques sur la nutrition, la connaissance du monde agricole. C’est ainsi que nos futurs cuisiniers deviendront les meilleurs ambassadeurs d’une cuisine durable et responsable, donnant ainsi plus de sens à leur métier, et l’envie à notre jeunesse de s’engager à leur suite.
Les gestes et tous les témoignages de solidarité que nous avons pu constater durant ce long confinement laissent espérer que nous pourrons, avec la bonne volonté de tous, améliorer notre alimentation tout en préservant notre bien collectif le plus cher : la terre. Les cartes sont entre nos mains ; en jouant bien, nous pouvons éviter le retour… à l’anormal !
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